Leur complicité saute immédiatement aux yeux. Max Göldi, Argovien, est aussi posé que Rachid Hamdani, moitié Vaudois, moitié Tunisien, est volubile. Mais depuis ce 19 juillet 2008 où ils se retrouvent jetés dans la même cellule de la police libyenne, ces deux hommes apparemment si différents sont unis par un lien indéfectible. Quatre jours plus tôt, l’arrestation musclée à Genève de Hannibal Kadhafi, fils du dictateur, a mis le régime libyen en fureur.
Les deux ingénieurs en bâtiment – Max Göldi travaille alors pour ABB, Rachid Hamdani en tant qu’indépendant – sont les victimes d’une crise diplomatique qui va durer près de deux ans. D’abord prisonniers, ils ont ensuite l’interdiction de quitter le territoire avant d’être kidnappés et jetés de nouveau en prison. Rachid Hamdani sera libéré en février 2010, Max Göldi passera encore quatre mois en cellule avant de pouvoir retrouver les siens.
Dans le restaurant zurichois où nous les retrouvons, les deux hommes ne cessent de se parler, en anglais comme c’est leur habitude. Ils acceptent très volontiers de s’asseoir tout à côté l’un de l’autre pour les photos. En Libye, au fil des mois, malgré les tensions et l’incertitude, «jamais nous ne nous sommes disputés, indique Max Göldi. Nous nous battions pour la même chose, sans parler de notre avocat, avec lequel c’était toujours extrêmement compliqué.»
«Nous étions les victimes face au même ennemi, renchérit Rachid Hamdani. C’est comme si nous nous étions toujours connus, comme des amis d’enfance. Chacun de nous était le seul à pouvoir ressentir ce qu’éprouvait l’autre. Quand vous partagez une cellule dans les pires conditions, que vous vivez les mêmes situations, que vous respirez le même air jour après jour, vous finissez par vous fondre l’un dans l’autre et ne faire plus qu’un.»
Max Göldi vit alors en résidence surveillée à l’ambassade de Suisse à Tripoli. Rachid Hamdani préfère séjourner à Misrata, à quelque 180 kilomètres de la capitale, même si son compagnon tente de le convaincre de rester. «Je connaissais la culture, je pouvais parler aux gens», explique Rachid Hamdani. Dans le livre qu'il vient de publier aux éditions Wörterseh, Gaddafis Rache (La vengeance de Khadafi), Max Göldi raconte qu’à chaque fois que le Vaudois est là, de vives discussions éclatent avec les autochtones.
«C’est que je parlais la langue, je discutais avec nos interlocuteurs, indique Rachid Hamdani. Comme quand, après notre kidnapping, on m’a donné un costume pour aller devant le juge.» «Il ne t’allait pas», se souvient Max Göldi. «Les chaussures non plus n’allaient pas, alors je leur ai demandé de m’amener à la boutique.» «Vraiment, tu leur as demandé ça?» «Mais oui! Ils ont dû me faire essayer trois paires de chaussures!» Les deux hommes éclatent de rire.
Rire pour alléger les souvenirs des moments les plus dramatiques, où règnent peur et solitude. Pour Max Göldi, ce sont les cinquante-trois jours d’incarcération à l’automne 2009, «quand tout lien avec le monde extérieur a été rompu. On ne savait pas qui étaient ces gens, sur quels ordres ils agissaient. Ça a été très, très dur.» Pour Rachid Hamdani, c’est la nuit avant sa libération, en février 2010. «A 1 heure du matin, l’ambassade s’est retrouvée encerclée par 50 policiers. J’ai pensé que c’était la guerre, que c’était fini. On m’a dit: «C’est toi qui décides si tu pars ou si tu restes.» C’était à mes risques et périls.
Dans ces moments-là, vous vous retrouvez complètement seul.» Il insiste. «Ce qui nous est arrivé est impossible à décrire. Nous ne savions jamais à quoi nous attendre. Nous étions simplement pris dans une situation extraordinaire. C’est comme s’il vous arrive un accident. Vous n’avez pas de référence, vous ne savez pas comment réagir.»
Depuis leur libération, ils se revoient à intervalles réguliers. Pour le récit qu’il vient de publier, Max Göldi s’est tourné vers son compagnon d’infortune pour vérifier des détails. Et puis, il y a les femmes, la très discrète Yasuko, et Bruna, plus médiatisée, mobilisées en Suisse pendant la détention. «Nos épouses sont très proches, plus proches que nous le sommes nous-mêmes», sourit Rachid Hamdani. Durant notre entretien, elles étaient d’ailleurs ensemble en balade. Il y a quelque temps, les Hamdani ont rendu visite aux Göldi en Asie, où ils se sont installés après la libération.
Quand ils se revoient, les deux Suisses, aujourd’hui retraités, parlent encore et toujours de ce qui leur est arrivé. «C’est comme un puzzle dont nous découvrons toujours des pièces. Et nous n’aurons jamais toutes les réponses», indique Rachid Hamdani.
La veille, des retrouvailles hors du commun s’étaient déjà tenues à Zurich, pour le vernissage du livre. «C’était magnifique, comme une réunion de classe qui a permis à de nombreux protagonistes de se retrouver», sourit l’auteur. Etaient présents Liliana Pescini, alors vice-consule en Libye, et Daniel von Muralt, alors ambassadeur de Suisse. Mais aussi Hans-Rudolf Merz. En août 2009, le président de la Confédération était cloué au pilori pour s’être rendu en Libye et avoir présenté ses excuses à Mouammar Kadhafi.
Max Göldi, lui, reste infiniment reconnaissant de ce geste. «Hans-Rudolf Merz était très heureux d’être à notre vernissage. Il a raconté avec beaucoup d’humour à quel point 2009 avait été difficile pour lui.» Il faut dire que cette année-là sera aussi marquée par la fin du secret bancaire. «Ce qu’il fait aurait dû arriver bien plus tôt, bien plus vite, réagit Rachid Hamdani. Pour moi, M. Merz est la seule personne qui a vraiment su comment intervenir pour débloquer une situation aussi délicate et ouvrir la voie pour le dénouement de l’affaire.»
Max Göldi avait alors 53 ans, Rachid Hamdani 67. «Si c’était arrivé alors que nous étions plus jeunes, je ne sais pas comment nous aurions réagi, souligne Rachid Hamdani. Je serais peut-être devenu fou, je me serais suicidé. Ce qui reste, c’est le sentiment d’avoir été rabaissé d’une manière inimaginable. Je ne me remets pas de cette humiliation. Et puis, je suis devenu bien plus sensible à ce qu’est la captivité. Avant, si je voyais des prisonniers à la télévision, cela ne me touchait pas. Maintenant, je comprends bien mieux, très, très intensément, ce qu’ils peuvent ressentir.»
Les premiers jours qui suivent sa libération, Max Göldi trouve étrange de pouvoir choisir ce qu’il va manger, de ne pas demander la permission d’aller aux toilettes. «C’était comme tout réapprendre.» Il ressent un malaise, aujourd’hui dissipé, à la vue d’uniformes. «Le plus grand changement, c’est que mon monde a rétréci.» Lui qui se sentait irrésistiblement attiré par les pays exotiques, avait travaillé en Irak ou en Arabie saoudite évite aujourd’hui les pays arabes.
Une décision que son ami regrette. «Ce qui nous est arrivé n’est pas la faute des habitants de ces pays. A l’époque, les Libyens me faisaient part de leur embarras. Mais je respecte la décision de Max. C’est son choix.» Ce qui est sûr, c’est que, comme le dit Max Göldi, les deux hommes repensent souvent à ce qu’ils ont vécu. «C’est toujours là. Notre mémoire est marquée au fer rouge.»