- Si à quelque chose le malheur du Covid-19 devait être bon, ce serait de changer, au moins un peu, notre mode de vie. L’économie saisira-t-elle l’occasion de devenir plus humaine, plus durable, plus juste, à votre avis?
- Myret Zaki: Je n’aime pas jouer les Cassandre, mais je crains que non, malheureusement. Les idées sont là, des initiatives citoyennes fleurissent un peu partout mais les gouvernements et les grandes entreprises, qui devraient donner l’impulsion, ne sont pas du tout en train d’imaginer des réformes majeures. Dans l’urgence, on a opté pour la création monétaire à outrance, moins douloureuse et donc moins impopulaire. Mais pour une sortie de crise durable, une politique de pouvoir d’achat des salariés aurait été la clé.
- Des millions de personnes, qui sont aussi autant de consommateurs, semblent pourtant animées par cette volonté de changement…
- C’est vrai. Malheureusement, cette volonté n’est pas du tout fédérée. On continue à consommer de manière extrêmement individuelle et cloisonnée. Il n’y a pas vraiment d’appel au ralliement, de mouvement social qui forceraient les Etats à revoir leurs modèles. Il faudrait une énorme vague de fond pour les contraindre mais, aujourd’hui, le monde est en mode survie. L’employé espère garder son emploi, le commerçant et l’indépendant prient pour pouvoir boucler leurs fins de mois et éviter la faillite et les multinationales rêvent de rebondir plus haut et plus fort. On se rend compte de l’inertie du système, à quel point il est ancré dans des paramètres de la globalisation. Les vieux modèles ont la dent dure, comme on dit.
- En clair, nous rêvons d’un autre monde, mais nous ne faisons pas grand-chose pour y accéder?
- Transformer un modèle aussi profondément enraciné prend beaucoup de temps. Des mouvements tels que le Brexit, les «gilets jaunes» et l’élection de Trump, qui incarnent cette volonté de changement, sont apparus trente ans après le début de la globalisation. Si la crise actuelle génère la paupérisation et la perte de tout ou partie des filets sociaux, cela peut accélérer le mouvement. Ou pourrait voir naître des mouvements contestataires.
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- C’est-à-dire?
- Le chômage, le sous-emploi et le mal-emploi pourraient s’enraciner? Que vont devenir nos salaires? Notre pouvoir d’achat va-t-il s’éroder? Les primes maladie et le coût de nos logements vont-ils continuer à augmenter? Quid de nos retraites? L’absence de réponses à ces questions pourrait être le déclencheur de mouvements sociaux d’ampleur ces prochaines années. Dans le même temps, la question centrale dont dépendent toutes les autres représente un véritable casse-tête: comment créer des emplois et de la richesse si la croissance ne repart pas?
- Comment, justement?
- Ce sera compliqué. Il faudra désormais faire sans la locomotive chinoise qui tirait l’économie mondiale depuis vingt ans. Malgré son indéniable développement, l’Inde et son 1,4 milliard d’habitants n’est pas encore prête à prendre le relais. Quant aux pays occidentaux, ils n’ont pas su ou plutôt pas voulu revoir leurs modèles après la crise financière de 2008. Le rythme de l’économie sera plus pédestre, en l’absence d’un nouveau boom séculaire.
- En 2008 aussi, on caressait déjà le rêve de voir émerger un monde nouveau. Classé sans suite, si je puis dire…
- Il y a pourtant eu une réflexion critique puisque cette crise a coïncidé avec l’essor des réseaux sociaux, lesquels ont libéré la parole des citoyens. Mais les banques centrales ont aussitôt changé la donne et fait taire les critiques en rachetant massivement la finance toxique et en faisant remonter les bourses très rapidement.
- Copié-collé douze ans plus tard…
- Exact. Sauf que le mouvement entamé en mars est d’une tout autre amplitude qu’à l’époque. Au point que même les institutions bénéficiant de ces injections de liquidités sans précédent s’en inquiètent. Des dirigeants comme Axel Weber, le président du conseil d’administration d’UBS, n’hésite plus à afficher publiquement son inquiétude de voir les banques centrales se substituer aux gouvernements et financer le déficit des Etats. Autant de flux qui, soit dit en passant, passent par-dessus les parlements et les mécanismes démocratiques.
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- L’avenir du monde se dessine-t-il avec ou sans Donald Trump, selon vous?
- Bien que la perspective ne soit pas très encourageante pour lui, je crois que Trump sera réélu, tant Joe Biden semble incapable de renverser la vapeur. Il faudrait un candidat proposant un modèle sociétal radicalement différent pour rivaliser.
- La fulgurante progression économique et boursière des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) n’annonce-t-elle pas un monde encore plus globalisé, plus cartellisé, plus technologique, plus numérique, en un mot plus «gafamisé»?
- Pas forcément. Ces géants poursuivront leur croissance mais celle-ci finira par se réduire lorsque l’économie traditionnelle retrouvera son souffle, au fur et à mesure que la culture du confinement s’estompera. Aujourd’hui, leur capitalisation boursière atteint des niveaux stratosphériques, encore bien plus élevés qu’en 2001, quand la bulle technologique a explosé. Elle se maintiendra tant que les liquidités des banques centrales afflueront, mais le risque de krach est réel.
- Quid de la transition écologique et des objectifs «bas carbone»?
- Greta Thunberg semble avoir disparu et les médias ne sont plus aussi demandeurs. Quand il s’agit de survie, gaspiller des masques et des blouses de protection passe au second plan. Comme les prix du pétrole devraient rester bas pour plusieurs années et que les Etats ne parviennent plus à réguler les gros monopoles, je crains que la transition ne prenne beaucoup plus de temps qu’espéré. D’autant plus qu’elle a un prix que les gens ne sont sans doute plus aussi enclins à payer.
- Quel portrait brosser de l’économie suisse de l’après-Covid-19?
- Notre pays est tellement globalisé qu’il tirait profit de toutes les sources de croissance jusqu’à maintenant. Pêle-mêle, je citerais les sièges des institutions internationales et des multinationales, les grandes sociétés de trading des matières premières, les cliniques privées bénéficiant d’une riche clientèle étrangère tout comme le tourisme, l’horlogerie et le secteur du luxe, portés par le marché chinois et asiatique, etc. Mais ce paysage a drastiquement changé avec la crise. Aujourd’hui, il reste à la Suisse sa capacité de travail, son industrie des machines, l’intégrité de ses institutions, sa volonté de soutenir la formation et sa démocratie. Voilà avec quoi il faudra composer désormais, puisque notre prospérité devra moins dépendre de l’extérieur.
- Si on vous comprend bien, il ne faut pas trop rêver d’un autre monde?
- Rêver d’un autre monde demeure le meilleur moyen de le changer. Mais en l’état, le risque de recommencer comme avant, avec de l’austérité en plus, prédomine, hélas. L’espoir repose sur l’émergence de partis politiques totalement détachés des partis traditionnels et suffisamment forts pour inspirer et porter de nouvelles aspirations, de nouvelles visions sociétales. Plus que de grands chambardements économiques, je vois un bouleversement du paysage politique. Je pense qu’on va entrer dans une phase assez politique et idéologique, car c’est là où tout doit se jouer…