Le sourire est discret, mais la poignée de main franche et le regard direct. Marlyse Morard, 57 ans, directrice de la fondation Sentinelles, dégage une sensibilité chaleureuse, celle qui habite souvent les personnes qui consacrent leur temps à aider les plus démunis. Elle a rejoint l’organisation humanitaire suisse en 2007 en tant que responsable du programme Madagascar, puis a pris en charge la supervision des programmes en 2015, avant de passer à la direction l’année suivante. Interview d’une femme engagée.
- Quelle est la raison d’être de Sentinelles?
- Marlyse Morard: Sentinelles est née sous l’impulsion d’Edmond Kaiser, il y a quarante-trois ans aujourd’hui. C’était un homme qui était indigné et la souffrance des autres l’empêchait de dormir. Il a fait le choix de la qualité plutôt que de la quantité, c’est-à-dire que Sentinelles accompagne les personnes en situation de vulnérabilité extrême une par une, quel que soit le contexte dans lequel elles évoluent. Ce qui nous distingue d’autres organisations, c’est justement cet accompagnement individuel et différencié. On est actifs dans cinq pays d’Afrique, en Colombie et en Suisse, dans le domaine carcéral, dans le milieu de la santé, de l’éducation et de la protection de l’enfance. On fait aussi tout un travail de sensibilisation.
- Comment l’accompagnement individualisé est-il mis en place?
- Quand les enfants arrivent dans nos centres sur place, on les prend en charge dans leur globalité. Ça veut dire qu’on intervient aussi au niveau des familles pour qu’à terme elles puissent subvenir elles-mêmes aux besoins de leurs enfants. C’est la même chose dans nos activités en milieu carcéral. A Madagascar, on intervient dans la plus grande prison malgache, à Antanimora, où sont présentes des femmes et des filles mineures. Nos actions se déroulent au sein du quartier des femmes, à travers la mise en œuvre d’ateliers, d’un jardin d’enfants, de permanences sociales et d’un soutien psychologique. En parallèle, on travaille avec les familles pour que la femme intègre un environnement plus favorable à sa sortie et reprenne petit à petit le cours de sa vie.
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- Comment déterminer qui est le plus dans le besoin pour choisir les personnes à aider?
- On établit des enquêtes sociales. Sentinelles est auprès des personnes les plus démunies. Celles qui ont un capital social zéro, qui vivent dans des situations d’extrême pauvreté ou qui sont marginalisées, en raison des atteintes à leur visage par exemple, comme le noma. On est très souvent sollicités, que ce soit par le bouche-à-oreille ou même à travers d’anciens bénéficiaires. Nos équipes locales effectuent des enquêtes sociales auprès des familles et évaluent les besoins. Si elles n’entrent pas dans nos critères, on les oriente vers d’autres organisations. On essaie de ne laisser personne sur le bord de la route. Ce n’est malheureusement pas toujours possible.
- La fondation était active dans davantage de pays par le passé, notamment au Kenya contre les mutilations sexuelles et les mariages forcés. Ces programmes ont aujourd’hui été arrêtés. Pourquoi?
- Si nos programmes s’arrêtent, c’est plutôt une bonne nouvelle, car l’aide n’est plus essentielle. Au Kenya par exemple, une loi est entrée en vigueur pour protéger les jeunes femmes des mariages précoces et des mutilations génitales. Donc Sentinelles n’avait plus sa raison d’être à cet endroit. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais dû fermer un programme pour des raisons sécuritaires, comme on les rencontre aujourd’hui au Niger ou au Burkina Faso.
- Le Niger a récemment été le théâtre d’un coup d’Etat qui a engendré des violences. De même, la situation est dangereuse au Burkina Faso après les coups d’Etat de 2022. Qu’est-ce que cela implique pour vous?
- Ça peut être assez émotionnel, parfois. Nos collaborateurs ont un poids supplémentaire sur les épaules, en particulier au Burkina Faso. Au mois de mai, le seuil des deux millions de personnes déplacées a été atteint. Des familles restent injoignables. On les a accompagnées pendant sept ou dix ans, et puis on est sans nouvelles. Parfois, les communications sont coupées et les villages isolés. L’année dernière, on a perdu le contact avec 13 familles. Environ 30% des familles sont aujourd’hui introuvables. Mais il y a toujours des lumières dans ces situations de conflit. On a par exemple le cas d’une jeune fille atteinte de noma et d’insuffisance rénale qui est venue en Suisse pour être soignée. Lorsqu’elle est retournée dans notre centre à Ouagadougou (capitale du Burkina Faso, ndlr), elle est restée sans nouvelles de sa famille pendant des mois. Et puis dernièrement, le père est arrivé au centre, on ne sait pas par quel miracle. Ce sont de belles retrouvailles.
- Quelles sont les mesures de sécurité pour vos équipes?
- On n’a aucune protection armée dans aucun pays. Avant de prendre la route, on se renseigne auprès de la police, des centres de santé et des familles qu’on va visiter. Sentinelles fait partie d’une faîtière qui s’occupe de la sécurité des ONG et on a des alertes. Donc nos collaborateurs locaux savent dans quelles régions ils peuvent se rendre. On s’assure qu’ils soient rentrés en tout cas avant la nuit. Selon des protocoles de sécurité de 0 à 5, chacun sait ce qu’il doit faire si le niveau d’insécurité augmente.
- Vous avez un partenariat avec les HUG pour soigner des enfants gravement malades que vous transférez depuis leur pays d’origine jusqu’en Suisse. Quelle est la procédure?
- Il s’agit d’une dizaine d’enfants par année. C’est vraiment l’ultime recours, lorsque les conditions ne sont pas réunies dans le pays ou que le pronostic vital est engagé. Dernièrement, on table plus sur les missions chirurgicales, avec transfert de compétences aux chirurgiens locaux. Aujourd’hui, on ne peut pas transférer d’enfants du Niger, car le consulat de Suisse est fermé et ne répond pas. Dans tous les pays, on est appuyés par les ambassades. Et on a bien sûr toutes les autorisations nécessaires, y compris les autorisations parentales. Certains parents nous confient leur enfant sans discuter et d’autres sont, logiquement, réticents. Tout un travail de sensibilisation est fait par nos assistants sociaux sur le terrain.
- Avez-vous déjà eu le cas d’un proche qui n’a pas laissé partir son enfant?
- Je me souviens d’une situation à Madagascar avec un enfant qui aurait eu besoin d’une intervention chirurgicale orthopédique et les parents n’ont pas voulu. Si cet enfant avait eu l’opération, il aurait pu marcher. Mais parfois, il y a le poids des croyances, de la culture. D’autres fois, ce sont des raisons assez triviales, par exemple en période de récoltes, quand les parents ont besoin de l’enfant pour aller aux champs.
- Comment gérez-vous le rapatriement de l’enfant après son opération?
- Le plus souvent, ils sont très contents de repartir et très fiers de tout ce qu’ils ont appris. Ils font un bond en termes de développement, c’est franchement assez incroyable. Les enfants ont une grande capacité d’adaptation. Ce qui est particulièrement touchant, c’est qu’à leur arrivée à l’aéroport les enfants nous prennent la main sans poser de question. C’est plutôt nous qui nous questionnons sur la confiance qu’ils nous accordent.
- Quelle est l’histoire qui vous a le plus touchée durant vos années de terrain?
- Je passais un à deux mois par an à Madagascar. C’est un pays très pauvre et je crois que j’ai rarement vu une misère aussi profonde. J’ai connu un adolescent qui vivait dans des conditions très difficiles et qui avait été placé au centre de rééducation d’Anjanamasina Mandrosoa. Il avait eu un accident durant son enfance: il s’était noyé et ses parents lui avaient brûlé l’œsophage pour le réchauffer. Il souffrait d’une sténose de l’œsophage. J’étais sur place pendant toute sa période opératoire. Des liens assez particuliers s’étaient créés. Depuis, il s’est marié et a eu un enfant. Ce sont aussi de jolies victoires.
>> Pour soutenir la fondation Sentinelles: IBAN CH16 0900 0000 1000 4497 9
En 2023, la fondation est présente en Colombie pour venir en aide aux enfants travaillant dans les mines. Au Sénégal, les programmes se concentrent sur les enfants talibés ou conducteurs d’aveugles. Sentinelles intervient en milieu carcéral pour la réinsertion à Madagascar et en République démocratique du Congo. Au Burkina Faso et au Niger, les aides concernent principalement les enfants touchés par le noma, une maladie d’origine infectieuse qui peut provoquer de terribles mutilations du visage. Les femmes burkinabées souffrant de fistules obstétricales peuvent également compter sur la fondation. Sur le terrain, les équipes sont composées d’une centaine de collaborateurs par pays.