On n’est pas habitué à voir un coin pour enfants dans une maison de soins palliatifs. Ni à ce que les rires de Mathias et de Célia, 9 et 6 ans, résonnent dans ce lieu où leur papa est décédé il y a un an. Nous sommes à Sion, proche du centre, il y a un beau jardin face à la maison qui fut autrefois le couvent des Sœurs hospitalières. La Maison Azur a ouvert ses portes en juillet 2022. Née du rêve d’une femme, Isabelle Millioud, ancienne infirmière en soins palliatifs, qui voulait à tout prix avec d’autres personnes convaincues offrir un lieu complémentaire à l’hôpital ou à l’EMS. Quand le retour à la maison n’est plus possible.
Ici, et c’est même écrit sur le mur du bureau des infirmières, c’est le malade en première ligne, et plus la maladie. Vivre apaisé, le plus serein et confortable possible jusqu’au bout. Et tant qu’il y a de la vie, la voir encore en rose, bleu, aubergine, comme les murs ou le mobilier, avec des cerisiers délicats esquissés au plafond des chambres aux noms d’oiseaux, parce que c’est souvent la dernière image que l’on emportera. «Je voulais quelque chose qui ressemble à l’atmosphère de la maison», explique Isabelle. Looping et Berlioz, les deux chatons venus d’un refuge, font d’ailleurs partie intégrante du lieu. Quand le personnel fait une haie d’honneur rituelle au patient qui décède et qu’on emmène, il n’est pas rare que les chats prennent leur place dans les rangs.
«J’ai pu me concentrer uniquement sur notre relation»
Pour Chantal Evéquoz, la maman de Mathias et Célia, «il y a de la bienveillance, du respect, de l’écoute» dans cette Maison Azur où elle se sent comme chez elle. «De savoir que je n’avais pas à vivre la fin de vie de mon mari toute seule, c’était tellement important, j’ai pu laisser le souci de sa mort à l’équipe et me concentrer uniquement sur notre relation. On a pu passer ses derniers moments en famille.» Jérôme, 47 ans, est décédé ici le 23 juillet 2022 d’une tumeur au cerveau fulgurante. «La maladie avait beaucoup déformé son visage, explique encore Chantal. A la fin, il ne voyait presque plus, mais il avait encore un dernier plaisir: manger. Et il s’est régalé!»
Il existe aussi un fumoir dans la maison, parce qu’on peut tout s’autoriser à ce moment de son existence. Que l’on souffre d’un cancer du poumon au dernier stade ou de problèmes gastriques aigus, comme cette dame qui a tenu à déguster encore une raclette avant de décéder quelques jours plus tard. Stéphane Petter, le cuistot, se démène comme un beau diable (il passe deux fois par jour dans les chambres) pour satisfaire les envies les plus insolites. Une glace à la banane improvisée, des sardines à la plancha pour ce patient portugais en toute fin de vie, une choucroute maison avec du lard qu’il fume lui-même... Parfois, juste sucer un bout de glace de son parfum préféré peut procurer du bonheur, dit-il. «Ici, on est au cœur de l’humain, on vit des choses très fortes avec les gens même si, au début, c’était difficile de les voir partir.» Ce soir, on mangera une fondue glareyarde, spécialité sierroise, avec tous ceux qui le peuvent, pour l’anniversaire du compagnon d’une dame qui vient de décéder. Il dormait à ses côtés quand elle est partie. Il s’est réveillé puis a dormi à ses côtés jusqu’au matin. «Je lui avait promis qu’on fêterait mon anniversaire ici, nous dira-t-il. Je tiens parole!»
Moyenne d’âge: 68 ans
Du 1er juillet 2022 au 31 août 2023, la Maison Azur a accueilli 138 patients, dont 93 sont décédés; les autres sont soit de nouveau hospitalisés, soit réorientés. Etonnamment, la moyenne d’âge, 68 ans, est moins élevée qu’on l’imagine et les hommes sont majoritaires (57%), ce qui est moins surprenant, selon les chiffres avancés par Patrick Müller, le responsable administratif qui codirige la structure avec Agnieszka Grosjean-Bagnoud, infirmière-cheffe. Une trentaine de personnes travaillent au sein de l’institution et l’équipe médicale est secondée d’une assistante spirituelle, d’une art-thérapeute, d’un psychologue et de physiothérapeutes, sans compter les 37 bénévoles.
Comme actuellement seuls les lits de soins palliatifs à l’hôpital ou à domicile sont reconnus par la LAMal, la Maison Azur ne peut accomplir sa mission que grâce au soutien de l’Etat du Valais et de donateurs privés via une association*. «Le patient ne débourse que 15 francs par jour», explique Isabelle Millioud, qui n’a pas fini de prendre son bâton de pèlerine pour convaincre la Confédération de la nécessité de structures comme celle-ci. Et la faire connaître loin à la ronde, même si la Maison Azur travaille déjà en réseau avec les hôpitaux. «On évoque souvent le fait que recourir au suicide assisté, c’est mourir dignement. Choisir d’aller jusqu’au bout du chemin est une démarche tout aussi digne», assure-t-elle. Tout faire pour ne pas rater sa mort, c’est le credo de la très solaire infirmière-cheffe. «On est là pour accompagner le patient sur son dernier bout de chemin, mais aussi ses proches.» Agnieszka a travaillé avec ceux qui arrivent en avance dans ce monde, soit des prématurés, et s’occupe aujourd’hui de ceux qui vont le quitter. Les deux moments clés d’une existence. D’ailleurs, ici, on écrit «naître au ciel» plutôt que «mourir» dans le livre des décès.
Ecouter encore Jean-Jacques Goldman
Aider à faire le point, encourager l’espoir sans entretenir les illusions, «une subtile alchimie», reconnaît Danièle, infirmière. Avec Arminda, l’aide-soignante, elle va durant toute la nuit soulager des angoisses, humecter des lèvres, injecter de la morphine ou autres médicaments nécessaires au traitement des patients. A ce propos, réanime-t-on un patient en fin de vie s’il fait un arrêt cardiaque? Tout dépendra de ce qui a été discuté auparavant avec lui et ses proches. Cette nuit-là, un patient va donner quelques soucis à l’équipe. L’homme, encore jeune, n’accepte pas sa fin inéluctable, la dégradation du corps... «Il est en colère. Parfois, les patients partent en colère, on ne peut rien y faire mais cela leur appartient, explique Danièle. Notre rôle est d’accompagner avec humilité.» La présence de Martine, l’assistante spirituelle, est souvent d’un grand réconfort. Elle se souvient de ce patient qui s’est apaisé juste en écoutant avec elle deux titres de Goldman, son chanteur favori. «Parfois, j’improvise, comme lorsque j’ai lu une poésie à un homme qui est mort dix minutes plus tard.»
«Un lieu comme celui-ci, c’est le seul endroit où on ne triche pas», proclame Christine, la bénévole. Il lui est déjà arrivé d’assister à ces scènes étranges où une personne aux portes de la mort a des visions de proches décédés à ses côtés. «Cela m’est arrivé de voir un patient parler à quelqu’un que je ne voyais pas. C’est mystérieux et c’est très bien que ça le soit!»
«Il n’existe pas de stabilité dans les soins palliatifs, on passe par toutes les émotions en une journée, assurent à leur tour Isabelle et Emilie, les deux infirmières du matin. Parfois, c’est un patient qui semblait en meilleure forme qu’un autre qui meurt le premier, on ne peut jamais faire de pronostic.» Nous en serons le témoin avec Béatrice. Gouailleuse, attachante, la Valaisanne avait d’abord refusé de nous parler puis s’est laissé apprivoiser, alors qu’elle fumait sa cigarette sur le balcon, sa bonbonne d’oxygène fermée à portée de main. Soixante-neuf ans et une vie qui ne l’a pas épargnée. La mort d’un mari, d’un fils dans une avalanche. Ce foutu cancer, ses problèmes pulmonaires chroniques. Un peu bravache, elle avait certifié que la mort ne l’effrayait pas, «juste le passage». Et la mort, elle l’engueulerait, assurait-elle, quand elle la verrait. A cause de son mari et son fils. Béatrice est morte deux jours après notre rencontre.
«La mort ne me fait pas peur»
Philippe, lui, a conservé un humour résistant à tous les diagnostics. Les médecins ne lui donnaient que quelques jours à vivre, mais il est ici depuis près de quatre semaines. «Que du bonus», sourit-il. Il a mis ses affaires en règle, donné ses biens à ses enfants. Le seul bonheur de cet ancien petit patron artisan, ce sont les visites de sa famille. «J’ai perdu ma femme deux mois avant qu’on me détecte un cancer du foie. La mort ne me fait pas peur, je vais la retrouver. Et puis, ici, c’est déjà un avant-goût du paradis!» Gina, 84 ans, quant à elle, ne renoncerait pour rien au monde à sa mise en plis, offerte par une coiffeuse bénévole. Elle rêve, malgré son état, de rentrer chez sa fille. Personne ne lui dira que c’est inimaginable et, d’ailleurs, Gina est partie peu après notre visite.
Edouard a le même âge. On le rencontre dans sa chambre, qu’il ne quitte guère. Cet ancien géomètre était habitué à commander. Lui qui contrôlait tout doit apprendre à lâcher du lest. «Je prends désormais la vie comme elle vient.» Il n’est pas peu fier d’évoquer son rôle dans la construction du tunnel du Gothard. Il semble avoir fait la paix avec beaucoup de choses. La carapace se ramollit quand on va tout à coup à l’essentiel. C’est le temps aussi du bilan de vie, du recueillement, laïque, religieux ou tout simplement spirituel, que ce soit dans sa chambre ou dans l’espace dédié, où une croix très discrète se cache dans la tapisserie. Edouard, juste avant de mourir, a bien résumé l’esprit de la Maison Azur quand il a confié tout récemment à une soignante que le plus important, au fond, «c’est l’amour»!
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