De ses terrains de campagne à ses arènes immenses, le monde du sport s’efforce de vider ses stades, pour ne pas diffuser le maudit virus. Et soudain, autour du 20 juin, surgissent des images délirantes venues des Balkans, d’un tournoi caritatif en plusieurs étapes avec de grands champions de tennis, l’Adria Tour. Lors du deuxième rendez-vous surtout, en Croatie, des sportifs se congratulent, des bains de foule se forment, des joueurs dansent torse nu dans des discothèques. Un stade de plusieurs milliers de places se remplit, avec du public partout, se riant de la distanciation sociale. En prime, une journée est organisée pour les enfants, alors que l’ATP et la WTA l’interdisent. Aucune trace de masques, de prises de température ou de gels hydroalcooliques. Comme si le virus n’existait pas dans une région du monde il est vrai alors plutôt épargnée par la pandémie (plusieurs pays figurent sur la liste diffusée début juillet des 29 zones considérées à risques: Serbie, Moldavie, Kosovo, Macédoine du Nord).
Au centre de ce conglomérat se pavane le numéro un mondial, Novak Djokovic, joueur-organisateur jovial, le même qui a déclaré peu auparavant qu’«en Serbie, la Corona est juste une boisson», tout en jugeant trop strictes les mesures de protection annoncées pour l’US Open, début septembre. Résultat, atterrant: une volée de personnalités positives au Covid-19. En plus de Djokovic lui-même, le Bulgare Grigor Dimitrov (19e mondial), le Croate Borna Coric (33e), le Serbe Viktor Troicki (184e). Mais aussi la femme de Djokovic, son entraîneur, son préparateur physique et l’entraîneur de Dimitrov.
La finale, entre Rublev et Djokovic, n’aura même pas lieu. Les réactions outrées fusent alors, à la hauteur de l’inconscience de l’entreprise. Telle celle du nouveau directeur de l’ATP, l’ex-joueur Andrea Gaudenzi: «C’est un peu comme enseigner à ses enfants de porter un casque sur leur vélo et qu’ils acceptent seulement quand ils sont tombés un bon coup. Les joueurs de tennis que Djokovic a rassemblés ont mis beaucoup de gens en danger.» Vert de rage, le tennisman brésilien et membre du Conseil des joueurs de l’ATP Bruno Soares renchérit: «L’Adria Tour? Un spectacle d’horreur, une immense immaturité… Dans la situation mondiale actuelle, même si vous étiez au pôle Nord, vous ne devriez pas sortir et faire la fête puis l’afficher sur Instagram.»
Le tollé est d’autant plus violent que Djokovic n’a pas assisté, début juin, à la vidéoconférence organisée par l’ATP pour parler de la reprise, avec plus de 400 tennismen présents. Or, le Serbe est le président des joueurs. Contesté, il risque de perdre cette fonction.
Devant l’indignation, Djoko, penaud et seul contre tous, se fend d’un: «Je suis profondément désolé pour chaque cas d’infection. Ce tournoi était destiné à partager un message de solidarité et de compassion. Nous l’avons organisé à un moment où le virus était affaibli.»
Pour expliquer un tel désastre, il faut peut-être remonter cinq mois plus tôt. Nous sommes le 2 février, «Nole» dispute la finale de l’Open d’Australie. La foule devrait l’acclamer. Dame, il est l’homme de Melbourne, il y a déjà gagné sept fois et vient d’éliminer Federer, au terme d’un match d’anthologie.
Or, l’impossible survient: le public prend fait et cause pour son adversaire, le très ordinaire Thiem. Djoko bouillonne. En pleine première manche, qu’il mène pourtant, il lance à l’assistance en général: «Fermez vos g…!», avant de s’en prendre à l’arbitre.
En sortant, malgré la conquête de son 17e Grand Chelem, il doit se dire qu’il n’y arrivera jamais. Que Nadal et Federer, adulés comme des légendes vivantes, détiendront pour toujours le monopole du cœur. Puis le Covid-19 arrive, les champions rangent leurs raquettes, Federer se fait opérer, Nadal rentre à Majorque.
Alors que le sport reprend enfin, Djoko a-t-il voulu regagner une louche de popularité en organisant le premier vrai tournoi post-virus, dans ce sud-est européen qui l’aime? Cela à la faveur d’un événement festif et chaleureux, une Laver Cup sans le tape-à-l’œil. Au final, la désillusion est totale pour Novak, fils de Srdjan et de Dijana, qui a dédié sa vie au tennis et poursuit désespérément une gloire à la hauteur de son superbe palmarès sportif.
Son parcours d’homme est pourtant remarquable. De 1991 à 2000, en Serbie, il vit l’embargo et la guerre. En 1999, le club de tennis de ses débuts est détruit par les obus de l’OTAN, lors des «78 jours de la honte», deux mois et demi d’enfer pour faire plier le régime de Milosevic. «Nous nous réveillions tous les soirs à cause de l’alarme, des avions qui larguaient leurs bombes, se souvient-il, c’était dévastateur, effrayant.» Il ne perd aucun proche mais en héritera un patriotisme fervent, la conviction d’être l’ambassadeur d’un pays honni.
Le tennis le happe. Sa première entraîneuse, Jelena Gencic, se souvient de l’enfant «Nole», son sac trop grand, sa bouteille d’eau et sa banane: «C’était déjà un vrai petit pro.» Comprenant son talent, elle le convoque sans tarder avec ses parents et leur demande s’ils sont prêts à passer les dix-huit prochaines années à le faire s’entraîner très dur. Le garçon répond: «Oui, je veux être bon.» La machine est lancée, perfectionnisme en bandoulière. Pendant six ans, il s’entraîne à Belgrade, soutenu par une famille qui fait bloc, même si les Djokovic sont d’abord des skieurs.
Rien n’est simple: «Je sais ce que c’est d’avoir ses parents qui n’avaient que 10 dollars pour nourrir trois enfants, d’attendre dans une queue pour un bout de pain et de ne pas être capable de voyager dans le monde pour jouer.» Puis ce sera l’Allemagne, à 13 ans, au sein de l’académie d’un ex-finaliste de Roland-Garros, Nikola Pilic. La cellule sportive se forme, si solide qu’elle existe encore, avec l’entraîneur Marian Vajda à sa tête.
Sur un court, il ne possède d’abord pas de coup déterminant, puis le retour de service devient son arme fatale. Paré, se déclarant «né pour devenir numéro un», il est prêt à affronter le duo d’airain, Federer et Nadal. Il s’en distingue d’abord par sa fantaisie, son humour. Il est friand d’imitations, singe Sharapova ou les tics de Nadal. Il a l’insolence des grands. «The king is dead!» s’exclame sa mère quand il exécute Roger en trois sets et s’adjuge son premier Grand Chelem, en 2008, à 20 ans. A Melbourne, son tournoi fétiche. «J’aime le central, la surface, l’incroyable ambiance dans les tribunes. C’est le Grand Chelem le plus coloré, avec des fans serbes, suédois, grecs…» A cette aune, on comprend mieux la blessure de début 2020, sa douleur devant les moues inexplicables dans ces gradins qu’il aime. Puis il gagne sur toutes les surfaces, devient le «Djoker».
En grandissant, il se passionne pour la diététique. En 2010, un nutritionniste, Igor Cetojevic, modifie en profondeur son régime alimentaire après lui avoir découvert une intolérance au gluten. Djoko restera toujours extraordinairement attentif à son hygiène de vie. Patrick Mouratoglou, entraîneur de Serena Williams, sourit encore de l’avoir vu compter ses feuilles de salade lors d’un repas en commun.
En 2016, il inaugure un restaurant 100% végane à Monaco. En février dernier, il l’expliquait ainsi: «C’est un style de vie, pas seulement un régime alimentaire. Il y a des raisons éthiques, avec ce qui se passe dans le monde animal, l’abattage des animaux, l’élevage. J’espère inspirer d’autres athlètes, leur montrer qu’il est possible de se nourrir à base de plantes et de récupérer, d’avoir de la force, des muscles. J’aime explorer, découvrir de nouveaux fruits et légumes.»
C’est pourtant cet homme-là, attentif à son bien-être comme nul autre, qui vient de faire fi des précautions élémentaires contre le Covid-19. Ce n’est pas le moindre paradoxe d’un champion attachant, aux prises avec un mythe de Sisyphe en ayant à jamais la malchance d’être opposé à deux monstres du sport universel. «Je crois que je suis né à la mauvaise époque», regretta-t-il un jour, aussi désarmé que désarmant, bien avant que le virus ne lui inflige ce nouveau coup bas.