La scène se déroule le 7 septembre. Invité à participer à une conférence à la grande cathédrale de Zurich, Daniel Koch est pris à partie par des opposants aux mesures visant à contrôler la pandémie. Il tente de répondre aux personnes qui l’interpellent, mais les insultes qui fusent ont raison de sa patience. «Bon, ça suffit», marmonne-t-il, sans se départir du flegme qui a contribué à faire de lui une figure incontournable de la crise.
Quelques jours plus tard, nous le retrouvons à l’Ecole hôtelière de Lausanne, où il est attendu pour un nouveau débat. Ses chiennes patientent dans le bus caravane qu’il utilise ces temps-ci pour sillonner le pays. Quand nous l’interrogeons sur l’épisode zurichois, il relativise: «C’est absolument normal qu’il y ait des désaccords sur les mesures. Une société libre doit pouvoir gérer ces réfractaires, qui ne me posent pas de problème tant qu’ils n’influencent pas la majorité et que ça ne devient pas du fanatisme politique comme en Allemagne», allusion à la manifestation de plusieurs milliers de personnes qui a failli dégénérer fin août à Berlin.
Je suis tout sauf un junkie de l’adrénaline
Dans le livre «Daniel Koch – Calme dans la tourmente», dont la traduction française est prévue pour octobre aux Editions Werd & Weber, celui qui a d’abord exercé comme gynécologue relate des moments forts de ses années de délégué médical auprès du CICR, en Sierra Leone, au Pérou ou au Salvador. «Mon père était médecin, j’ai ensuite grandi chez des parents également médecins (il a perdu ses deux parents à l’âge de 7 ans, ndlr). Donc oui, j’ai sans doute ce syndrome de vouloir aider les autres, comme beaucoup de ceux qui travaillent dans le domaine médical.»
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Certains épisodes de son engagement humanitaire font froid dans le dos, mais il a pu compter sur ce calme qu’il cultive en situation de crise. «Plus jeune, j’étais sans doute plus excité. Avec les années, on apprend à garder son sang-froid. Si j’ai appris quelque chose pendant mes missions, c’est que si votre interlocuteur est muni d’une kalachnikov, vous n’allez pas chercher à discuter», résume-t-il de son ton pince-sans-rire. «Je ne me sens pas comme un aventurier, même si, c’est vrai, il faut avoir des nerfs solides et ne pas être peureux. Mais je suis tout sauf un junkie de l’adrénaline.» Comparer les situations de guerre avec la crise du Covid-19 est pour lui impossible. «La pandémie, qui est la crise la plus longue que j’ai vécue, c’est quelque chose de naturel, qui touche tout le monde et où personne n’est coupable, pas comme les zones de conflits que j’ai connues à l’étranger. C’est pour cela que je n’aime pas en parler comme d’une guerre. Ce serait injuste vis-à-vis des victimes de ces dernières.»
Le stoïcisme avec lequel, alors responsable de la division des maladies transmissibles de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), il répondait à toutes les questions des médias, y compris les plus répétitives et les plus farfelues, lui a valu les qualificatifs les plus élogieux. Mais ces éloges n’ont aucune prise sur lui: «Moi, un héros? Certainement pas!» Nous lui disons avoir lu qu’il était quasiment aussi connu que Roger Federer. Cela lui fait lever un sourcil. Sa vie a été «bouleversée» par cette notoriété qui lui est tombée dessus à quelques mois de la retraite, mais «ça ne va pas durer».
Il croule sous des sollicitations qu’une ancienne collègue de l’OFSP l’aide à gérer et se fixe des limites: les discours du 1er Août qu’on lui demandait de faire, par exemple, c’est non. «Ce n’est pas mon rôle.» Il n’empêche: qu’un haut fonctionnaire continue de s’exprimer après la fin de son mandat ne manque pas de faire tousser une Berne fédérale qui n’aime pas les têtes qui dépassent. D’autant que, dans son livre, il revient longuement sur la manière dont il a vécu les derniers mois à l’OFSP avant sa retraite fin mai. Là encore, la critique le laisse de marbre. «Je continue à m’exprimer car on me le demande et que la pandémie n’est pas terminée. Quand ce sera derrière nous, vous n’entendrez plus parler de moi. Mais puisque les gens me sollicitent, je me sentirais mal de ne pas donner suite.»
Au fil des lignes, on apprend ainsi que «Monsieur Coronavirus» a failli claquer la porte de l’OFSP pendant la crise. Il en avait discuté avec ses deux filles. Il ne dira pas pourquoi, mais on devine qu’il s’agit de son engagement pour des mesures de confinement aussi souples que possible. Par contre, il exprime clairement le regret que les experts de la task force scientifique externe – à ne pas confondre avec la task force interne qu’il codirigeait avec Patrick Mathys – aient été trop sollicités et écoutés. Au détriment, écrit-il, de «chercheurs chevronnés, qui luttaient au front chaque jour pour soigner des patients hospitalisés très malades et dont l’expertise était cruciale pour nous […]. Je suppute que personne n’aura osé critiquer ouvertement le professeur Egger, qui préside aussi le conseil de la recherche au Fonds national suisse (FNS).» Il explique: «Un épidémiologiste regarde comment le virus se comporte et la manière dont la maladie s’étend. La santé publique, dont je m’occupais, c’est un domaine beaucoup plus vaste, c’est toute la manière dont la santé de la population est affectée, l’équilibre à trouver pour la vie des gens. Si l’économie ne marche pas, la santé n’ira pas non plus.»
De la même manière, il règle ses comptes avec l’application SwissCovid, «qui a accaparé bien trop […] de ressources au détriment de nombreux aspects plus essentiels». Mais elle existe, «alors autant l’utiliser». Il laisse aussi entendre, tout en admettant qu’il n’y avait pas d’autre solution en l’absence d’une évaluation différenciée, que les mesures strictes appliquées à tous les seniors, catégorie d’âge à laquelle il appartient désormais, l’ont beaucoup touché.
Daniel Koch sait aussi rendre hommage. Il dit avoir «un immense respect pour la manière dont le Conseil fédéral a géré la crise et s’est investi tout au long de ces derniers mois». Au fil du temps, l’apparition du tandem, silhouette dégingandée pour Koch, chapeau Borsalino pour Alain Berset, s’est transformée en un rituel réconfortant. Les deux hommes se respectent profondément, mais ne sont pas passés au tutoiement pour autant. Koch se dit «très impressionné» d’avoir pu participer à une séance extraordinaire élargie du Conseil fédéral, et «très touché» lorsque la présidente de la Confédération, Simonetta Sommaruga, s’est inclinée devant lui lors de son ultime conférence de presse, le 27 mai. «Même si je n’ai pas compris pourquoi elle a fait ça.»
Je ne pense pas que le virus sera derrière nous avant 2022
Aujourd’hui, il ne cache pas craindre une deuxième vague. «Je ne pense pas que le virus sera derrière nous avant 2022.» Sur le plan personnel, il espère participer au Championnat d’Europe de canicross, reporté à l’année prochaine en Bretagne. En attendant de pouvoir replonger – sa grande passion – avec des dauphins ou des raies mantas, deux créatures marines qu’il s’est carrément fait tatouer sur l’épaule. Notre entretien, lui, touche à sa fin, nous nous séparons. Alors que nous attendons le bus, deux chiens déboulent à fond la caisse. Au bout de la laisse, Daniel Koch. Un geste de la main, et le voilà reparti à fond de train.