«Nous ne fournissons pas ce chiffre. Y répondre serait déjà donner une information qui pourrait être utilisée par des personnes mal intentionnées.» Ou encore: «Ce chiffre est très variable et dépend des allées et venues des personnes concernées sur notre territoire.» C’est avec ce genre de lieu commun que les polices cantonales genevoise et vaudoise, les plus concernées par la protection individuelle des personnalités en Suisse romande selon Fedpol (la police fédérale), ont répondu à la question: «Combien de personnes se trouvent actuellement sous protection policière dans votre canton?»
En clair, circulez, y a rien à voir! Et pourtant, depuis que l’enquête de Mise au point sur la RTS a révélé que l’ex-procureur tessinois Dick Marty se trouve depuis dix-huit mois sous protection de degré 4 à la suite de menaces de mort émanant d’éléments radicaux des services de renseignement serbes selon la police fédérale, notre curiosité a légitimement été titillée. L’intérêt est d’autant plus acéré que, depuis la crise du covid, les menaces contre les élus et autres magistrats ont explosé.
Dans son dernier rapport, Fedpol en a comptabilisé 1215 en 2021. Soit 330 de plus qu’en 2020, année record, et… 969 de plus qu’en 2019. Une brutale augmentation qui a incité le service fédéral à créer une task force spécialement dédiée au phénomène. Et celle-ci ne chôme pas. Au dernier trimestre 2021, elle a traité pas moins de 4000 messages quotidiens sur les réseaux sociaux, parmi lesquels bon nombre étaient haineux ou porteurs de menaces vis-à-vis des élus et des magistrats. Au final, 120 cas ont fait l’objet d’entretiens préventifs avec leurs auteurs ou de dénonciations pénales auprès du Ministère public de la Confédération. «La pointe de l’iceberg», résume Mélanie Lourenço, porte-parole de Fedpol.
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Et tout semble indiquer que 2022 sera du même acabit, puisque, après Dick Marty, qui n’a pas donné suite à nos demandes*, ce sont aujourd’hui deux élus genevois qui se voient menacés dans leur intégrité physique. La centriste Marie Barbey-Chappuis, conseillère administrative de la ville, à qui un internaute identifié et interpellé par la police a promis de casser les dents, et le conseiller d’Etat membre du Mouvement Citoyens genevois Mauro Poggia, publiquement menacé de mort par un individu dans un restaurant de Plainpalais. Si le chef du Département de la sécurité a déposé plainte pénale «pour éviter le reproche de ne pas avoir mis cette personne dans le radar de la police au cas où elle récidiverait», il n’a en revanche pas souhaité, à l’instar de Mme Barbey-Chappuis d’ailleurs, disposer d’un service de protection.
Un refus tout à fait légal, accordé contre une décharge écrite. «L’individu en question est sous le coup d’une expulsion de notre territoire suite à diverses infractions. Il suffit d’exécuter cette peine et le problème sera réglé», estime M. Poggia, qui ne se voit pas se balader flanqué de gardes du corps armés et pourvus d’oreillettes. «Cela pourrait donner des idées à d’autres et laisser penser que j’ai quelque chose à me reprocher.»
Qui a droit à un service de protection?
«Chaque citoyen de ce pays peut y avoir recours si l’enquête de police conclut que la menace est suffisamment grave et le passage à l’acte possible et/ou imminent», indique le conseiller d’Etat. Un avis confirmé par les polices cantonales, qui précisent néanmoins qu’il s’agit le plus souvent de personnes dont le statut prévoit un tel dispositif selon la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques. Mais pas que.
«L’un des critères pris en compte est lié à la source de la menace. Cette dernière émane-t-elle d’un groupe de personnes, d’un seul individu, voire d’une organisation? Son ou ses auteurs sont-ils identifiés? Si oui, notre rôle sera de les interpeller. Après quoi, une appréciation du risque concret est effectuée et un dispositif de protection adéquat mis en place», précise la police genevoise. «Généralement, les personnes de l’entourage ne sont pas concernées. Mais il est tout à fait possible qu’elles se trouvent de facto au bénéfice de mesures, parfois plus légères», détaille son homologue vaudois.
Comment se déroule la surveillance au quotidien?
La loi définit précisément les lieux publics et privés faisant l’objet d’une surveillance. Parmi ces derniers, la maison ou l’appartement du domicile de la personne à protéger, sa résidence secondaire ainsi que ses maisons ou appartements de vacances habités en propre en Suisse et à l’étranger. «En principe, la protection est maintenue H24. Il n’est donc pas rare de devoir passer la nuit à proximité de la personne concernée», confie la police vaudoise.
«Tout se fait le plus discrètement possible», poursuit Mauro Poggia, citant en exemple la séance que le Conseil fédéral a tenue à Meyrin en avril dernier, suivie d’une rencontre avec la population. «Tout était sous contrôle, mais le public ne s’est pratiquement aperçu de rien», se félicite le conseiller d’Etat, en priant pour que les dérives actuelles ne contribuent pas à éloigner les élu(e)s des citoyens. «L’image de la Suisse qu’on aime est celle de Didier Burkhalter faisant les cent pas seul sur un quai de gare et d’Alain Berset prenant des notes assis sur le trottoir.»
Des scènes à préserver le plus longtemps possible pour Cédric Waelti, responsable de la communication du Conseil administratif de la ville de Genève, préoccupé par les discours de plus en plus violents et haineux foisonnant sur les réseaux sociaux. «Cela devait être un espace de débat, ils sont devenus un exécutoire où les gens s’expriment à l’état brut, sans la moindre réflexion, seulement guidés par leurs émotions et leurs intérêts personnels. La ligne rouge est de plus en plus souvent franchie», regrette le communicant.
Combien coûte une protection et qui paie?
Personne ne se risque à articuler des chiffres. «Entre assurer la sécurité d’un diplomate durant vingt-quatre heures ou celle du souverain pontife ou d’un chef d’Etat pendant plusieurs jours, la palette de prix est large», nous souffle un agent. «En réalité, un dispositif sécuritaire peut aller de deux agents à un nombre beaucoup plus élevé et leur durée varie de quelques heures à quelques jours, voire plusieurs semaines», indique-t-on du côté de la Blécherette. Même son de cloche à Genève. «Il n’y a pas de prix moyen d’une mission de protection. Celle-ci perdure tant que la menace est effective et notre priorité est de protéger la victime jusqu’au bout.» Selon que le dispositif est de la responsabilité de Fedpol ou d’une police cantonale, la Confédération ou le canton assume son coût. «Hormis des cas très exceptionnels figurant dans la Convention de Vienne», souligne-t-on à Lausanne.
Qui fait quoi?
La plupart des missions sont de la responsabilité de Fedpol, mais «sous-traitées» aux polices cantonales, communales ou à des services de sécurité privés. Parmi les missions de surveillance incombant à Fedpol, on citera la protection en Suisse des membres de l’Assemblée fédérale, des sept conseillers fédéraux et du chancelier de la Confédération, des juges ordinaires des tribunaux fédéraux et autres personnes élues par l’Assemblée fédérale, des employés de la Confédération particulièrement exposés, de toutes les personnes possédant le statut diplomatique ou consulaire ainsi que celles jouissant d’une protection en vertu du droit international public.
La durée des missions pour les élu(e)s court de leur élection jusqu’à un an après la fin de leur mandat. Au besoin, Fedpol, qui gère la centrale d’alarme de l’administration fédérale sept jours sur sept et 24 h/24, assure, aussi à l’étranger, la protection des personnes visées. On notera que la surveillance des bâtiments où siègent les élu(e)s ou groupes de personnes citées ci-dessus, y compris celui du Ministère public de la Confédération, relève également de sa responsabilité.
Sachez aussi que les domiciles privés des conseillers fédéraux et les représentations étrangères en Suisse bénéficient d’une protection accrue. Comprenez, avec des services de garde renforcés et complétés par des caméras de surveillance. En fonction du risque lié à certaines destinations, des gardes de sûreté de Fedpol voyagent également à bord d’aéronefs suisses. Les «Tigres» sont les agents en mission à bord des aéronefs, tandis que les «Renards» sont postés dans des aéroports étrangers à risque, lit-on sur le site de la police fédérale. Une rhétorique animalière à laquelle on pourrait ajouter les «loups», cette race de prédateurs sévissant de plus en plus en meute sur les réseaux sociaux…
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* Bien que le Tessinois ait refusé le degré de protection 5, le plus élevé, qui l’aurait contraint à changer de nom et à disparaître, il est vraisemblable que ses coordonnées électroniques et téléphoniques ont été modifiées. D’où son silence, ce qui n’est pas du tout son genre habituellement.