Mercredi 13 décembre 2017, il regarde une photographie de sa chambre et lui dit:
«Je connais cet appartement. Une fille y habite.
– Oui, c’est vrai. Tu te souviens de cette fille?
– Non, je ne me souviens pas d’elle. Dans son appartement, il y avait trois cactus. La cuisine était près de la porte d’entrée et il y avait un porte-manteau à gauche.
– Tu vivais là-bas?
– Non, mais je crois que j’y allais très souvent. On passait du temps tous les deux, parfois beaucoup de temps sans voir personne d’autre. On cuisinait ensemble. J’appelais avant d’arriver chez elle pour savoir ce que je devais apporter.
– Et tu as d’autres souvenirs?
– On laissait les vélos dans le garage en bas. Sa mère vivait juste en face.
– Elle était comment, sa mère?
– Je ne sais plus…
– Et la fille était brune ou blonde?
– Je ne sais plus…
– Comment elle s’appelait?
– Je ne m’en souviens plus…»
Ce dialogue est celui d’un jeune couple, tel qu’elle l’a retranscrit. Elle, c’est Nora, 32 ans, photographe genevoise. Lui, c’est Youcef, 28 ans, musicien arrivé d’Algérie un an plus tôt. Ils ont fait connaissance un soir de septembre 2017, lors d’un concert où il se produisait. «Trois jours plus tard, je commençais à le photographier», sourit aujourd’hui la jeune femme. Elle va passer plusieurs jours à «le mitrailler, à apprivoiser son physique, ses expressions, sa sensualité. C’était facile de travailler avec lui. Il a été mon modèle avant d’être mon copain», résume-t-elle. Car très vite, artiste et modèle deviennent un couple.
Mais la lune de miel prend brutalement fin deux mois plus tard: en novembre 2017, Youcef est victime d’un grave accident de vélo. Il est hospitalisé, dans le coma. A Genève, il n’a encore qu’un cercle de proches restreint, Nora se retrouve au front. «Tu tombes amoureux, c’est très fusionnel et tout d’un coup, cette personne est entre la vie et la mort… Tu ne vis même pas au jour le jour, mais heure après heure.» Rester ou non auprès de son compagnon? La question ne se pose même pas. «Sur le moment, c’était une évidence. Je fonctionnais en pilotage automatique. Ce qui ne m’a pas empêchée de craquer régulièrement.»
Souvenirs oubliés
Après une semaine, Youcef sort du coma. «Je me souviens du premier réveil, qui a duré quelques minutes, et de notre premier contact. Il a ouvert les yeux et est resté calme. Je lui parlais en marchant autour de son lit tandis que ses yeux me fixaient et suivaient mes mouvements. Il me voyait, il existait», écrira Nora.
Conversations ubuesques
Le lendemain de leur dialogue du 13 décembre, Nora lui remontre la photo de son appartement. «C’est chez toi, non?» lui demande-t-il, faisant cette fois le lien entre la femme dont il a le souvenir et celle qui se tient à son chevet. Mais le traumatisme est lourd. La mémoire a vacillé, la lucidité réapparaît pour mieux s’éteindre de nouveau.
Youcef ne sait plus où il est, se croit en Algérie. Il a vécu à Genève «il y a longtemps», croit-il, il a d’ailleurs beaucoup aimé sa vie là-bas. Il s’émerveille de voir à l’hôpital ses amis de Suisse, qu’il pense être venus de loin pour lui rendre visite. Ce qui donne des conversations ubuesques, des fous rires parfois. Mais aussi, à Nora, le sentiment perturbant d’être «seule à côté de quelqu’un». «Les souvenirs communs ne sont plus communs. Si tu es la seule à les avoir, ils n’ont plus vraiment de sens», dit-elle.
Très vite, la jeune femme se pose la question de photographier Youcef alors qu’il est hospitalisé. «J’aime faire des photos et photographier quelqu’un que j’aime.» Dans un premier temps, elle s’y refuse: «C’était trop violent.» Elle va attendre trois semaines et le transfert en rééducation à l’hôpital Beau-Séjour. «Il m’avait alors remise depuis quelques jours.» Dès lors, elle ne va plus s’arrêter, tournant de manière obsessionnelle au plus près du visage de l’être aimé. De celui «qui ne se reconnaissait pas». «C’était un peu bizarre de le photographier alors qu’il n’était pas lui-même. J’essayais de l’attraper.» Elle poursuit: «C’est dans la tête qu’il y a tout, et c’est le visage qui permet d’identifier quelqu’un.»
Océan de visages
Sur certaines images, le regard est vide, sur d’autres, la grande cicatrice prédomine. Sur d’autres encore, Youcef est plus présent, sourit, semble apaisé. Des portraits, toujours, pris entre décembre 2017 et avril 2018. «Peut-être 2000 en tout, de la folie!» lance-t-elle dans un éclat de rire. Aussi brillante que sensible, la jeune femme va structurer sa démarche, pour ne pas se perdre dans cet océan de visages. «Sinon, je me serais noyée.»
Au final, elle choisira 47 clichés, chiffre symbolique qui représente les 47 jours d’hospitalisation. Ils ont été rassemblés dans une série récemment exposée à Genève.
«Prendre ces photos, c’était aussi prendre du temps avec moi-même, analyse Nora. Cela me permettait de me rapprocher et de me distancier, d’effectuer un va-et-vient face à un objet choquant, douloureux, compliqué.» Cela a également permis à la photographe d’origine syrienne d’approfondir le travail qu’elle mène sur l’exil, l’identité et la mémoire.
Youcef, lui, n’aime pas voir ces images. Il a d’abord refusé l’idée que la série soit exposée, avant de changer d’avis. «Pour voir Nora contente», dit-il simplement. Aujourd’hui, il reste son modèle, mais elle a arrêté de le photographier de manière compulsive. Ils se sont retrouvés.