Il se sent plus léger après avoir publié ce livre. Evoque un «coming out», un «fardeau déposé». «Je me suis préparé pendant cinquante ans à pouvoir le dire», confie le psychologue genevois avec ce parler velouté mais tonique qui trahit ses origines italiennes. Nino Rizzo, 73 ans, a grandi au sein d’une famille mafieuse, dans la petite ville de Ramacca, province de Catane, en Sicile. Son père, Matteo, était ce qu’on appelle un «padrino», un chef de la mafia. Pas celle des cités mais celle des campagnes, qui exploitait les domaines des aristocrates partis à la ville que décrit si bien Lampedusa dans «Il Gattopardo». Il administrait un fief agricole appartenant à une princesse. «Un homme tout simple, décrit son fils, qui ne payait pas de mine, analphabète mais doté d’une certaine finesse psychologique», loin du style Marlon Brando, précise-t-il encore, estimant que les films hollywoodiens ont fait beaucoup de mal à la Sicile.
Dans son ouvrage, et c’est peut-être une première, le psychologue analyse avec ses armes à lui (la grille freudienne) la complexité de la psyché de l’homme mafieux. Certes fascinant, craint et respecté à l’extérieur, mais plus humain et parfois même pathétique au sein du cadre familial, pouvant passer du père de famille responsable et solide au petit garçon en proie à des colères enfantines, «un grand narcissique mais avec un narcissisme fragile», toujours à la frontière de deux mondes, qui doit être capable de décider froidement de la vie et de la mort d’autrui à l’extérieur et redevenir immédiatement après son meurtre «un homme un mari, un père, un fils normal».
>> Lire aussi: La mafia rouge à croix blanche
L’auteur de ce livre, non encore traduit en français, sait de quoi il parle. «J’ai respiré, senti et ressenti la mafia avant même de la connaître et de la comprendre», écrit-il. Il avait environ 10 ans quand il a pris conscience de l’appartenance de son père à l’organisation criminelle, conscience que la main de l’homme qui lui caressait la joue tendrement pouvait être, directement ou indirectement, tachée de sang. Enfant, celui qui faisait la fierté du chef de famille parce qu’il était bon à l’école côtoyait les hommes du clan et s’en souvient très bien. Même si le nom de la mafia ne sera jamais prononcé entre le fils et le père. A l’école, tout le monde savait mais personne ne lui posait jamais la moindre question. «J’étais entouré de silence. On ne parle pas, c’est un tabou terrifiant!»
Un choix cornélien
Son destin semblait tout tracé. «J’ai eu une adolescence tourmentée et difficile à cause de cela. J’ai petit à petit mûri la décision qu’il fallait que je choisisse entre mafieux et psy et que ce choix déterminerait toute ma vie.» La lecture d’un livre de Freud à 16 ans fera la bascule. Comme le constat qu’il lui faut mettre de la distance géographique entre sa famille et lui pour échapper à Cosa Nostra. Il a 20 ans quand il débarque à Genève. Paradoxe de la vie, lui qui est considéré aujourd’hui comme un spécialiste des questions d’adoption a dû abandonner sa famille pour se sauver. «J’ai adopté et je me suis fait adopter par une autre culture», sourit-il. Mais tout en restant fidèle à la sienne. Un délicat exercice d’équilibre. Dans le salon de sa lumineuse villa, en dehors de Genève, où le ciel se déploie sans gêne derrière les baies vitrées, les traces de sa sicilianité sont nombreuses: une «Trinacria» au mur, méduse à trois jambes présente sur le drapeau sicilien, une marionnette emblématique («Pupo») et puis cette petite véranda avec un mandarinier, un citronnier, un oranger qui fleurent bon le pays natal. Il raconte qu’il lui a fallu vingt ans de psychanalyse et de psychothérapie («mon psychanalyste a dû s’accrocher!») pour arriver à trouver un équilibre entre garder ses distances, rester lucide et préserver le lien. «Parce que ces hommes, je continue de les porter en moi, de les aimer même si leurs mains sont tachées de sang.»
>> Lire aussi: Berlusconi: le drôle d’héritage du Cavaliere
C’est aussi tout le travail qu’il a entrepris au fil des ans avec ses patients dans son cabinet du quartier de Plainpalais. Couper le lien avec un père incestueux ou tortionnaire ou simplement violent ne résout rien à ses yeux. «On se coupe d’une partie de soi-même.» Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le père de Nino Rizzo lui a transmis des valeurs. Le respect pour les plus faibles, la méfiance envers toute forme de pouvoir. «Cela fait partie de l’esprit sicilien mais plus particulièrement mafieux. Je pense en avoir fait le principe conducteur de ma vie professionnelle: j’écoute les discours conscients de mes patients mais je me demande toujours ce que l’inconscient me cache et, dans ma vie privée, je n’arrête pas de questionner tout discours fabriqué: social, politique, scientifique...»
Certes, il n’aurait pas pu écrire ce livre si certains membres de sa famille étaient encore vivants. «Mes parents sont morts. Les enfants des amis de mon père sont morts ou se sont retirés sur la pointe des pieds.» Il n’empêche. L’omerta est toujours de mise. Il est rentré il y a peu dans le berceau familial mais personne ne lui a parlé de son livre. «C’est comme s’il n’existait pas.» Un livre plus analytique et savant que biographique, on sent qu’il y a des détails, des situations qui doivent rester dans l’ombre. De ses deux frères, on apprendra seulement qu’ils n’ont pas réussi à prendre clairement et rapidement leurs distances avec l’univers paternel et qu’«ils ont fait la triste expérience de la prison». Impossible de rester neutre quand on vit en Sicile, où Cosa Nostra est partout. «Ce qui m’a sauvé, c’est le fait que je me sois sauvé!» assène-t-il avec force.
A-t-il craint néanmoins pour sa vie? «Quand j’avais 25 ans, mon père m’a dit qu’un garçon de mon âge, que je connaissais bien, avait été exécuté sur ordre de son père parce qu’il était entré au Parti communiste. «Si tu devais un jour porter atteinte à notre clan, sache que je ne pourrais plus te protéger», m’a-t-il avoué.» Il y a un silence et de la gravité dans sa voix quand Nino Rizzo évoque cet épisode.
En 1988, son père sera arrêté avec d’autres membres de la mafia catanaise par le juge Giovanni Falcone. A cause de son âge et de sa santé, Matteo Rizzo sera assigné à résidence quelques mois mais le livre relate l’entretien assez fascinant entre le juge anti-mafia et le «padrino». Marqué par un respect réciproque, Falcone donnant à son aîné du «vossia» et du «zu Matteo», qui sont des marques de respect. Le juge combattait la mafia mais en respectait certains codes d’honneur, explique le psychologue. Persuadé aussi que son père a peut-être joué un rôle dans l’assassinat du juge en 1992, sans en être certain ni savoir lequel.
Le regard du père
A l’époque de l’arrestation, Nino Rizzo travaillait à la prison de Champ-Dollon, en pleine affaire Licio Gelli. «J’avais peur que mon nom apparaisse dans la presse», se remémore celui qui a toujours veillé à garder les preuves de ses petits boulots attestant que ce n’était pas l’argent de la mafia qui avait payé ses études à l’Université de Genève. «De plus, mon père avait perdu l’exploitation du domaine à cette époque.»
>> Lire aussi: L’Italie et la Suisse unies contre la 'Ndrangheta
Un père qui ne s’est jamais repenti. Mais qui s’était renfermé sur lui-même à la fin de sa vie et dont certains regards pouvaient trahir l’angoisse, la culpabilité, «ce doute profond sur ses choix de vie si proche de la dépression et de la folie. Ces hommes, quand ils ne meurent pas tués, ils mettent souvent fin à leurs jours, existences pathétiques, dans une sorte d’agonie physique ou psychologique. N’ayant pas vécu en paix, ils ne peuvent pas mourir en paix», lit-on sous sa plume. A l’image de ce grand-oncle, Tano, qui a passé trente ans de sa vie en prison pour meurtre et tentative d’assassinat et qui a perdu la tête durant son incarcération, devenant le fou du village à sa sortie. Une légende familiale qui a beaucoup marqué le futur spécialiste du comportement humain, qui s’est longtemps imaginé psychanalyser dans sa cellule cet aïeul qu’il n’a pas connu pour «l’aider à revoir ses choix… abandonner la violence privée comme le seul moyen d’obtenir justice».
Briser la peur du silence
Ce livre, Nino Rizzo l’a écrit pour ses enfants, ses petits-enfants, ses neveux, les enfants de ses cousins, pour casser cette transmission de la peur et du silence. Il a lui-même attendu que ses deux enfants soient adolescents pour leur révéler que ce grand-père si affectueux, drôle, gentil était un parrain de la mafia. «Ce fut difficile, raconte-t-il, mais ce fut un soulagement. Ils peuvent dire aujourd’hui sans avoir honte, quand on les questionne sur la Sicile et la mafia: «Oui, mon grand-père était mafieux!»
Toutes les organisations mafieuses italiennes portent des noms féminins mais les femmes en restent exclues. Le livre décrit néanmoins le rôle et le pouvoir qu’elles détiennent officieusement. «Le déclin de Cosa Nostra passera par les femmes, affirme Nino Rizzo. Ce sont les mères et elles seules qui peuvent s’opposer à ce que leurs fils rejoignent le clan.» Depuis vingt ans, des programmes d’éloignement des garçons sont mis en place à l’instigation de juges courageux en Sicile et en Calabre. Avec des mères qui collaborent. «Même si ces garçons mettront des années à trouver un juste équilibre, entre amour et distance», témoigne encore celui qui est la preuve vivante que c’est possible. A ses yeux, la puissance et l’influence de Cosa Nostra commenceront à s’éroder quand on cessera de considérer les mafieux comme des hommes forts et fascinants. En dévoilant leur faiblesse, Nino Rizzo espère y avoir contribué.
>> A lire «A casa di Cosa Nostra», Editions La Bussola.