Il n’a pas eu neuf vies, comme les chats, mais il en a eu deux, entremêlées, emboîtées, qu’il aura vécues aussi passionnément et aussi intensément l’une que l’autre. Deux vies à la fois séparées et reliées par la journée tragique du 1er août 1976, quand il était resté prisonnier, pendant cinquante secondes interminables et terrifiantes, de sa Ferrari dévorée par les flammes et qu’il avait failli périr carbonisé, sur le circuit du Nürburgring, en Allemagne. Légende de la formule 1 avant de fonder deux compagnies aériennes qui lui avaient rapporté une fortune estimée entre 150 et 400 millions d’euros, l’Autrichien Niki Lauda a été rattrapé par la mort, à 70 ans, le lundi 20 mai à l’hôpital de Zurich.
Demi-dieux
Il avait un tempérament froid et renfermé, une volonté de fer, une dureté assumée envers lui-même et les autres. Une rage de vaincre irréductible qui lui aura permis de traverser une vie marquée par d’immenses succès et des drames épouvantables.
Quand Niki Lauda débarque pour la première fois en formule 1, en 1972, à 23 ans, il fait un peu tache, il détonne. C’est encore l’époque héroïque de la F1, les pilotes sont des demi-dieux, des héros jeunes et insouciants qui défient la mort course après course et n’hésitent pas à faire la fête le reste du temps.
Niki Lauda est atypique: il est réservé, sérieux, presque ennuyeux. Né le 22 février 1949, il vient d’une famille fortunée qui a refusé de l’aider. «Alors j’ai abandonné la vie facile, les demeures et maîtres d’hôtel, j’ai loué une chambre à Salzbourg et cherché un sponsor», confiait-il à Paris Match en 2013.
Il se débrouille, décroche des prêts ici et là, bricole. Sur la piste, ce n’est pas un casse-cou mais un pilote intelligent et raisonné, réputé pour son assiduité lors des séances de réglages matinales comme pour sa régularité en course. «Un coucou helvétique», persiflent les amateurs de courses endiablées.
«Le Robot»
Les médias, en tout cas, ne sont pas emballés par ce jeune taiseux qui ne sourit jamais. Ils le surnomment «le Robot». Mais Enzo Ferrari, le mythique patriarche qui a alors 75 ans, le remarque au Grand Prix de Monaco en 1973 et l’engage l’année suivante. Douze mois plus tard, Niki Lauda réalise son rêve: il remporte le titre de champion du monde!
A 27 ans, il a la vie devant lui. Mais le destin va frapper avec une brutalité effroyable, à peine huit mois plus tard, le 1er août 1976, sur le circuit mythique du Nürburgring: un tracé qui s’enfonce dans la forêt, une atmosphère lourde et inquiétante, les ombres invisibles des chevaliers teutoniques... Pour les pilotes, un circuit impitoyable qu’ils surnomment «l’enfer vert».
Niki Lauda est champion du monde, sa voiture porte le numéro 1. Il domine le championnat de la tête et des épaules et est quasiment assuré d’un deuxième sacre consécutif. Mais au deuxième tour, il sort de la piste: sa Ferrari, percutée par l’Allemand Harald Ertl et l’Américain Brett Lunger, s’enflamme comme une torche. Un brasier monstrueux qui dure cinquante secondes.
Deux pilotes s’arrêtent, l’Anglais Guy Edwards et l’Italien Arturo Merzario, qui va réussir à extraire le pilote autrichien. «Avec un extincteur sur place, se rappelle-t-il aujourd’hui, à 76 ans, j’ai d’abord essayé d’éteindre le feu, mais c’était impossible. Je me suis penché sur le cockpit, mais il était déformé et Niki était encore attaché par le harnais de sécurité. Il poussait et poussait encore pour essayer de sortir du feu; je ne pouvais pas atteindre la boucle pour détacher son harnais, car il était assis dessus. Puis il est retombé sur son baquet dans une semi- inconscience et j’ai pu enfin déverrouiller sa ceinture de sécurité pour le sortir de sa voiture. Sinon, c’était fichu.»
Etat désespéré
Arturo Merzario lui fait la respiration artificielle et un massage cardiaque, l’ambulance n’arrive que dix minutes plus tard. Grièvement brûlé et asphyxié, le pilote autrichien est transporté à la clinique dans un état désespéré, même s’il parvient encore à esquisser, sur le brancard, un geste de la main.
Il racontera plus tard, toujours ému, qu’il entend le prêtre lui administrer l’extrême-onction et qu’il croit que c’est la fin. Mais il s’accroche! Sa seconde vie commence, mais elle gardera toujours pour lui, comme il le confiera un jour, un parfum d’irréalité. Une espèce d’étonnement d’être toujours en vie qui reviendra de temps à autre, sans prévenir, provoquant une difficulté d’être, et qu’il combattra à sa manière, par un surcroît d’activité.
Niki Lauda est vivant mais défiguré: son oreille droite a fondu, il n’a plus de cils, plus de cheveux, plus de paupières. «Le Robot» qui alignait les tours de piste est un homme meurtri qui refuse la chirurgie esthétique et affiche, revendique presque, son visage martyrisé. Il cultive l’humour corrosif, la dérision. Se réjouit de mieux entendre le téléphone puisqu’il n’a plus d’oreille. Seule concession, il arbore désormais une casquette rouge qu’il ne quittera plus.
Monstre de volonté et de courage, Niki revient en course six semaines après son accident, au Grand Prix d’Italie, à Monza, la patrie de Ferrari. Il finit quatrième. Son rival, l’Anglais James Hunt, réalise une fin de saison extraordinaire, il est en état de grâce, aligne les victoires, revient sur le pilote autrichien au classement.
Tout se joue finalement lors de la dernière course, au Japon. Le départ est donné sous un orage terrible, un déluge épouvantable. Niki Lauda s’arrête, terrorisé, et c’est James Hunt qui devient champion du monde. Le patriarche Enzo Ferrari est furieux contre son pilote, un lâche à ses yeux. Il fulmine, se reproche d’avoir prolongé son contrat.
Niki Lauda mettra les choses au point l’année suivante, en remportant son deuxième titre de champion du monde. Mais la confiance est rompue avec le «Commendatore» Enzo Ferrari et le pilote autrichien, de plus en plus dur et intraitable depuis son accident, décide de partir avant la fin de la saison. Il manquera les deux dernières courses, un affront pour le patron tout-puissant de Ferrari.
«Marre de tourner en rond comme un con»
Niki Lauda passe ensuite deux saisons dans l’écurie Brabham-Alfa Romeo, dirigée par Bernie Ecclestone. La voiture n’est pas performante et le pilote autrichien annonce qu’il quitte la formule 1 – «J’en ai marre de tourner en rond comme un con» – pour vivre l’autre grande passion qui l’anime: l’aviation.
Niki Lauda passe ses qualifications pour devenir pilote d’avion. «Moi qui étais une nullité totale à l’école!, voilà que je passe brillamment tous ces examens. Mais cette fois, c’était mon choix. Ça a fait toute la différence.» Il fonde sa compagnie aérienne, Lauda Air, fait preuve d’une dureté et d’une habileté en affaires impressionnantes. «Je suis rusé comme un fermier», dit-il en jubilant.
Mais le virus de la course le reprend deux ans plus tard, en 1982, d’autant qu’il a besoin d’argent pour renflouer sa compagnie. Il rejoint Renault, et gagne sa troisième couronne de champion du monde en 1984, avec un demi-point d’avance seulement sur Alain Prost, la plus petite marge de l’histoire de la formule 1.
Homme d’affaires redoutable
Cette fois, le pilote autrichien en a vraiment assez de la F1. Il retourne à l’aviation, où il va connaître un nouveau drame: le 26 mai 1991, le Boeing 767 Mozart qui relie Vienne à Hongkong se désintègre quinze minutes après avoir redécollé de son escale à Bangkok, faisant 223 victimes.
Au fil des ans, Niki Lauda s’installe peu à peu dans la routine. Pour lui, l’essentiel est fait. Il a un pied dans l’aviation: il revend Lauda Air, crée une compagnie low cost, Niki, la revend en partie, la rachète, toujours avec un bénéfice maximum. Et il a l’autre pied dans la F1 comme consultant à la télé ou patron d’écuries.
Il a trouvé son rythme, partage son temps entre sa villa viennoise à 10 millions d’euros, son yacht de 47 mètres, sa propriété aux Baléares. Il aime piloter son jet privé, s’affiche avec des mannequins, savoure cette vie qu’il a failli perdre.
Transplanté d’un rein en 2005, il est hospitalisé l’été dernier pour une infection pulmonaire, puis subit une greffe d’un poumon en janvier dernier. «Je suis brièvement mort, mais je suis ressuscité», confie-t-il au Blick avec son ironie habituelle. Le lundi 20 mai dernier, Niki Lauda a rejoint définitivement l’histoire de la F1.