«Il a fallu me rendre à l’évidence: le toit de la tiny house sur roulettes que je convoitais ne passait pas dans les tunnels, règlements obligent!» Sarah Marquis, exploratrice du National Geographic, 25 ans d’expéditions à pied autour de la planète, voulait s’offrir une maisonnette en kit, et la planter, mini mais mobile, quelque part en Valais, «dans un endroit isolé et bien plus perdu que Verbier où j’ai vécu pendant longtemps».
On ne dira pas où, «pour vivre heureux, vivons cachés» semble être la devise de la dame. Mais les lois du génie civil sont inflexibles. Alors Sarah Marquis a capitulé. En soi, presque une première! En mai dernier, l’aventurière a acheté «un petit raccard de 1970, moisi et envahi de fourmis charpentières», perché sur une butte, dans les bois, sans route d’accès l’hiver. «Je voulais vivre un retour à la nature, même si les gens du coin qui me voient crapahuter dans la haute neige avec mon barda sur le dos me traitent d’ermite.»
Des murs pour ne pas s’enfuir
L’idée était simple: rénover cette épave, à l’huile de coude et à la sueur, avec un budget rabougri, et en faire un nid douillet, point d’amarre pour écrire le récit de sa dernière expédition dans les forêts primaires de Tasmanie en 2018*. «Une expédition, c’est un an de préparation et un mois sur place pour faire des repérages et affiner les détails, décrypte la voyageuse, conférencière et écrivaine. Ensuite, seulement, ce sont les trois mois d’expédition. Je fais partie de cette grande famille d’explorateurs du National Geographic. Cela signifie que je leur présente mon projet, puis ils décideront de me soutenir en investissant des fonds de 5% à 30%. Au retour, je leur rapporte les datas de l’expédition. Je me rends deux fois par an à Washington.»
Puisque le monde est si vaste, la Jurassienne devenue Valaisanne se cherche des frontières pour canaliser son énergie. «Ce que je fais n’est ni un job ni une passion: c’est ma vie entière. Je suis une nomade, mais, à 45 ans, j’ai ressenti le besoin de rassembler mes affaires en un seul endroit. Pour moi, l’écriture est un processus laborieux. Je dois me concentrer. J’avais besoin d’être dans un espace restreint, sans possibilité de fuite, comme un lion en cage, en attendant l’inspiration.»
Au début de l’été 2018, avec la seule aide de Joël, son petit frère «qui sait tellement tout faire qu’il en a fait son boulot, Jojo la bricole», Sarah Marquis a entamé son chantier. «Dix à douze heures par jour, pendant plus de six mois. J’avais peur de me sédentariser, mais l’effort fourni a changé ma perception. J’ai investi cet endroit et je le trouve magique. C’est une forme de symbiose: je me suis bien occupée de lui; maintenant, c’est lui qui me le rendra.»
Le poêle, son trésor
Pour atteindre le refuge de la lionne en cage, il faut marcher dans la poudreuse. Une bonne quinzaine de minutes. A chaque pas, la neige crisse. Les branches des sapins se prennent dans les cheveux. On atteint le haut du raidillon, voilà le chalet. Il est entouré de rondins de bois coupés qui viendront nourrir le poêle, dans la pièce à vivre. «C’est peut-être ce qui a coûté le plus cher ici, remarque l’exploratrice, chaussons aux pieds. C’est un poêle en pierre ollaire, de la marque finlandaise Nunnauuni. Un seul feu dure douze heures. J’ai voulu que ce chalet soit un modèle de durabilité.»
Sarah Marquis nous accueille dans la cuisine ouverte, plan de travail en noyer, une planche coupée par son frère dans sa ferme. Elle offre un smoothie aux légumes verts et jus de carottes. On mâchonne trois dattes. On s’attendrit quand elle dépose un fruit sec derrière sa poubelle, «pour Charlottine, une petite souris qui vit là. Elle raffole de la mangue et de l’avocat.»
De végétarienne à végane
Férue de cuisine, Sarah Marquis est devenue végane il y a plus d’un an. «Je suis végétarienne depuis l’âge de 11 ans, mais en rentrant de mon expédition en Australie en 2015, après quinze ans de survie, je n’ai plus eu envie de tuer un animal. Même un poisson. Aujourd’hui, je mange des légumes, des fruits, du quinoa, du sarrasin, des pâtes, des algues. Du vivant et du nutritif. Le riz, je n’aime pas trop ça.»
Ce qu’elle aime, Sarah, ce sont les couleurs. Celles qui apaisent et font rêver d’outre-mer. Le réfrigérateur est bleu-gris; il fait de l’œil, ton sur ton, à l’illustration géante d’un perroquet d’Australie, un red-tailed cockatoo. Sous le volatile, un fauteuil confortable, une table basse. Partout, des livres, des carnets de voyage, des mots griffonnés à même la porte vitrée pour organiser les chapitres de son septième livre, à paraître en avril. Par terre, quelques faïences, esprit azuléjos portugais. Le plancher est en bois d’Autriche brut et huilé, pour résister à l’eau. Dans la niche qui fait office de coin à manger, un vieux bois précieux en guise de lambris de luxe. Le matériel a été commandé à la scierie locale. Les murs sont en bois naturel, par endroits recouverts d’une couche d’argile.
Dans le chalet, tout a été pensé pour maximiser l’espace: 38 m2 d’astuces et de rangements. «J’ai fait les plans quasi seule. Mon frère m’a beaucoup aidée. On a bien dû changer 75 fois d’avis. Certains murs étaient porteurs, on a dû s’adapter. Je ne suis pas du métier, j’ai fréquenté assidûment les magasins de bricolage.» Les employés fournissent les conseils à l’œil. «Ils étaient super sympas: ils ont suivi tout le projet de rénovation sur Instagram.»
Une femme, fière de l’être
La salle de bains est spacieuse: il y a même une baignoire. Sarah l’exploratrice n’a rien d’une sauvageonne. Elle est maquillée, apparence soignée et mèches colorées. Elle revendique sa féminité et le droit de ne pas ressembler à un ours pour prouver qu’elle sait survivre seule dans la nature. «Je ne suis pas un grand Roger barbu, mais cela ne me rend pas moins exploratrice. Je suis une femme, j’aime l’être, j’aime les hommes et la vie, peut-être trop.»
A 46 printemps, Sarah Marquis est ravie de vieillir. «La quarantaine, c’est la perfection.» Aucune peur, aucun regret. «Ma vie n’est pas un sacrifice mais un choix. Gamine, je voulais être biologiste ou vétérinaire. Mes copines rêvaient de se marier et d’avoir un bébé; ça ne me parlait pas du tout. Ma mission sur terre est tout autre. Je suis un petit pont qui relie la nature à l’humain: réinventer ma vie sans cesse pour mieux comprendre le sens de mon existence, les conséquences de mes actions sur l’environnement. Connaître la nature, c’est aussi se connaître soi-même.» Elle vit seule. Et quand l’envie lui prend, accompagnée. «Aimer, c’est respecter l’autre et s’autoriser des libertés indispensables. Le schéma d’une vie entière passée avec le même être ne peut pas s’appliquer à tout le monde.»
Dehors, la nuit tombe. Sarah remet une bûche dans le poêle. «J’ai fait des feux dans les plus beaux endroits de la planète. Si je meurs demain, j’aurai profité de chaque instant.»
>> *A paraître: Sarah Marquis publie son 7e livre, «J’ai réveillé le tigre», le 25 avril, aux Editions Laffont. Elle y raconte ses trois mois d’expédition en Tasmanie en 2018.