A première vue, rien n’indique l’enjeu majeur qui se trame chez MPS. La société suisse fabrique rien de moins que le premier cœur artificiel du monde. Destiné à des milliers de patients en attente d’une pompe qui ne dépende pas de la mort d’un autre patient, le dispositif de Carmat pourrait changer la donne dans le domaine des maladies cardiaques. «Ce sera un cœur de transition, il ne remplacera pas à long terme la greffe d’un organe naturel, mais il permettra de mettre le patient en attente sereine de ce dernier.»
Nicola Thibaudeau passe dans les chaînes de production de son usine. MPS, elle en a repris la direction il y a maintenant dix-neuf ans. Cette industrielle dans l’âme a travaillé dans différents domaines. Etudes à Québec dans l’équivalent de l’EPFL, elle arrive en Suisse en janvier 1990. Depuis IBM, au Canada, à Cicorel, à Boudry (NE), puis différents postes dans des domaines variés – elle se retrouve notamment chez Mecanex, à Nyon. Chez MPS, pour Micro Precision Systems, c’est une tout autre affaire. Très diversifiée, cette dernière travaille à la fois dans l’horlogerie, le médical et l’aérospatial. Une rencontre avec les équipes de Carmat, en France, lance la firme biennoise dans l’aventure du cœur artificiel. «Ils sont venus nous chercher, car nous sommes parmi les seuls à savoir fabriquer un système aussi complexe.»
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Nicola Thibaudeau compte parmi les personnages phares de l’industrie romande. Femme, Québécoise d’origine avec un accent toujours présent, elle est de toutes les réunions économiques d’importance depuis plus de trente ans. Elle fut notamment administratrice de fleurons de l’establishment helvétique, comme La Poste ou la BCV, et actuellement Innosuisse. Au Canada, où elle se rend encore plusieurs fois par an, elle compte dix frères et sœurs et reste très proche des anciens de son école. «On se retrouve toute une équipe chaque jour de l’An, l’une est présidente des chemins de fer canadiens, entre autres. J’y retourne cet été pour un trip à vélo.»
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Mais revenons à notre cœur. Le sang pompé ne doit pas toucher les parties métalliques; de fait, il circule dans une membrane d’origine animale. MPS fabrique la pompe. «C’est comme une piscine à vagues, elle active le péricarde bovin.» Le cœur pèse 900 grammes, contre 700 pour un «vrai» cœur humain. Dans cette boîte de moins de 1 kg, il y a deux moteurs qui tournent à 8500 tours/minute, durée de vie cinq ans. «L’un travaille en permanence et enclenche l’autre lorsque le patient produit un effort, comme se lever d’une chaise.» Voici donc le premier cœur bioprothétique, entièrement biocompatible, ce qui veut dire que le patient n’a pas besoin de prendre des médicaments contre les rejets et, comme le dispositif est «embarqué» dans la cage thoracique, il n’y a pas de tuyaux extérieurs.
La balade dans l’usine se poursuit. La patronne salue tout le monde. On la sent fière entre les machines-outils pour la plupart fabriquées en suisse. Ceux qui ont visité des manufactures horlogères connaissent cette ambiance. Des instruments comme autant de cubes, une forte odeur d’huile mélangée à celle des copeaux de métal résultant des tours électroniques. Chaque vendredi, elle fait une vidéo en direct: «Je parle de nous, de l’entreprise, ça maintient le lien.»
Nicola Thibaudeau adore l’ambiance de cette grande manufacture qui tourne à plein régime. On la voit prendre plaisir à nous montrer un espace vide en attente de recevoir un nouveau joujou: «Une machine qui nous permettra de produire plus rapidement.» La vitesse et la maîtrise des coûts, autant de leviers pour battre la concurrence. Dans un coin de l’étage, un tableau: la visualisation est devenue un outil central pour les équipes. Les rythmes de production de certaines pièces sont ainsi passés de trois semaines à… quelques minutes. «L’industrie a vécu une véritable révolution ces dernières années grâce à de nouvelles approches, comme l’agilité.»
Et ce cœur de métal et d’électronique, quel est son horizon? «Carmat est autorisée à l’implanter en attendant d’avoir un don, elle ne vise pas une autorisation pour le long terme. D’un point de vue mécanique, il pourrait tenir au-delà de cinq ans, nous pensons qu’il tiendrait même dix ans. Mais l’implanter sur un patient – qui souvent souffre par ailleurs des reins ou du foie – peut être comparé à installer un moteur de Ferrari dans une vieille carrosserie. C’est se préparer à d’autres problèmes.» Des cœurs Carmat ont déjà été implantés. Une des premières patientes mesurait 1 m 60 et elle a très bien supporté le dispositif, plus gros qu’un cœur humain. «Les patients opérés font du vélo sans problème.»
L’innovation avance à toute vitesse dans le domaine des transplantations. En début d’année, un patient recevait aux Etats-Unis un cœur de porc. Deux mois plus tard, il décédait. «Il existe un projet pour une valve aortique entièrement biocompatible que nous développons avec Novostia, une start-up de Neuchâtel», explique notre interlocutrice. Les dix premiers cœurs Carmat ont été livrés il y a déjà dix ans en version expérimentale. En novembre 2021, la nouvelle génération a fait son apparition, la FDA a donné son approbation, l’UE a suivi et l’OFSP va bientôt donner son feu vert.
C’est comme une boucle qui se ferme pour l’ingénieure de formation. A son arrivée, les cadres de la maison avaient une grande fierté: leur parc de vieilles machines superbement entretenues. «Mais la concurrence nous dépassait avec ses machines neuves qui lui assuraient un meilleur rendement.» L’abandon d’une diversification dans les micromoteurs, une mise en ordre de l’organisation, et les résultats parlent d’eux-mêmes. Sous son règne, le bénéfice a été multiplié par dix, les effectifs par quatre et le chiffre d’affaires atteint désormais 72 millions de francs. «On va l’augmenter ces deux prochaines années.»