Alors qu’on a tendance à associer le monde de la cryptomonnaie aux grands centres économiques suisses comme Genève ou Zoug, la région de Neuchâtel s’est muée en «terre promise» de la blockchain. De manière collaborative, la communauté locale, l’Etat de Neuchâtel et les milieux industriels concernés ont collaboré pour la transformer en écosystème favorable au développement des start-up fintech, les entreprises adeptes des technologies de la finance. A ce jour, une cinquantaine de sociétés liées à la crypto s’y sont déjà installées, mettant l’accent sur la démocratisation des monnaies numériques, la protection des données et les questions autour des droits d’internet. La spéculation n’y a pas vraiment sa place.
Partageant les mêmes valeurs et buts, la famille crypto neuchâteloise a créé tout un flux de synergies. Partenaires mais aussi amis, le clan se retrouve tous les jeudis soir dans un bar du coin pour un beer-to-beer – jeu de mots se référant au modèle de réseau informatique «peer-to-peer». A noter que de grands noms de l’univers crypto international gravitent dans ce cercle: la lanceuse d’alerte américaine Chelsea Manning, qui travaille dans la sécurité et les relations publiques de Nym Technologies, ou l’Anglo-Iranien Amir Taaki, star très discrète du bitcoin, qui s’est installé pour de bon dans la région. Unie, la communauté locale plancherait sur la création d’un Centre Bitcoin Neuchâtel, un projet pour rassembler tous les acteurs et les actrices dans un hub connecté.
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«Un réseau et une confiance inégalés»
Stéphanie alias Proof of Steph, 34 ans, fondatrice de Peach
A 34 ans, cette entrepreneuse française n’imaginait pas qu’elle allait baser sa start-up Peach, une application de vente et d’achat de bitcoins, à Neuchâtel. «Je suis venue ici pour l’écosystème de qualité composé d’avocats, de fiduciaires, d’entreprises qui savent de quoi ils parlent. Il y a un réseau et une confiance inégalés, y compris avec les politiques», énumère Stéphanie, qui est entrée dans ce cercle en actionnant sa propre «proof of work». Comprenez sa «preuve de travail», un jeu de mots avec le protocole utilisé dans l’univers de la blockchain pour valider les transactions.
Penser en langage crypto, elle le fait même concernant son surnom: Proof of Steph. D’ailleurs, elle ne partage plus son nom civil, y compris dans la presse. «Après de mauvaises expériences liées à du harcèlement en ligne, je préfère me protéger.» Les femmes, de plus en plus nombreuses dans l’innovation crypto, sont trop souvent des cibles. Stéphanie se révèle être une vraie porte-parole de la révolution bitcoin. Elle en fait une véritable philosophie de vie. «On parle du futur de la civilisation et nous sommes aux prémices. Imaginez la société qui fonctionne avec un outil qui n’est pas régulé par l’Etat mais par un code qui ne change pas. De la monnaie par des gens pour des gens!»
Sa vision du monde a totalement changé depuis. «Si les gens savaient vraiment comment le système monétaire fonctionne, ils feraient la révolution! Quand on entre dans le bitcoin et ses volontés de changement de société, on ne revient pas en arrière.» Elle va encore plus loin: «La monnaie se calcule en temps et en énergie. Et, aujourd’hui, on vous vole avec sa dévaluation! Le bitcoin, c’est une conception humanitaire, car on s’extrait de l’argent imprimé par les gouvernements comme bon leur semble. Il est désigné pour prendre de la valeur et pour que toute la société y ait accès.»
«La région est reconnue pour le sérieux des projets sélectionnés»
Yves Honoré, 49 ans, cofondateur de Bity
Au premier coup d’œil, les distributeurs de Bity ressemblent à n’importe quels bancomats. Mais en s’approchant, l’appareil bleuté est plus design. On dirait un robot futuriste qui trône à l’entrée de ce supermarché au centre-ville de Neuchâtel. Yves Honoré, 49 ans, est l’un des trois fondateurs de cette PME avec Alexis Roussel et Gian Bochsler. Quand ils ont lancé leur société il y a dix ans, le bitcoin en était à ses débuts. Personne n’y croyait vraiment. Alors proposer une plateforme d’échange, un peu comme une bourse, imaginez l’audace! Aujourd’hui, 39 appareils sont dispersés dans toute la Suisse pour vendre ou acheter directement des bitcoins et autres cryptomonnaies. «On peut aussi faire directement des virements bancaires en ligne sur notre site», explique le Neuchâtelois d’adoption qui, à la base, travaillait dans les télécommunications.
Une aventure entrepreneuriale «qui a eu lieu grâce au soutien de la Banque cantonale neuchâteloise, reconnaît-il. Ils ont pris le risque d’ouvrir un compte en banque en 2015 pour nous. Il y a des liens possibles avec le milieu bancaire. Je ne suis pas un cryptoanarchiste car, pour moi, les réglementations sont importantes. L’anarchisme peut apporter d’autres problèmes en cherchant des solutions.» Il pencherait plutôt pour une révolution douce accessible à toute la population. Un bouleversement qui s’est déjà bien amorcé au bord de l’eau cristalline du lac. «Ici, c’est la place de référence en Suisse, dorénavant, car Neuchâtel est reconnue pour le sérieux des projets sélectionnés. Ce n’est pas la course aux start-up en quête de gains rapides», confie-t-il.
L’élément le plus important dans ces changements, pour Yves Honoré, reste la sécurité. Chez Bity, quand les clients font des transactions journalières de plus de 1000 francs, l’équipe assure une série de vérifications: demande d’une pièce d’identité, preuve d’adresse, confirmation des ayants droit et même selfie. «On réalise aussi un visio si nécessaire. Et quand le transfert dépasse une certaine somme, nous effectuons un contrôle systématique de l’origine des fonds», liste le chef d’entreprise, pour calmer les critiques sur les échanges frauduleux ou même illégaux que l’opinion publique associe parfois à la cryptomonnaie.
«Demain, plein de services proposeront de payer en cryptomonnaies. Et enfin chacun et chacune sera maître de ses avoirs.» Il se réjouit de voir que le canton voisin, le Jura, s’engage aussi dans la ferveur crypto.
«Ici, on a des bases solides»
Alexis Roussel, 45 ans, cofondateur de Nym Technologies
Toutes les personnes avec qui vous échangerez à Neuchâtel sur la cryptomonnaie vous le diront. Alexis Roussel, 45 ans, fondateur de Nym Technologies, une start-up qui protège les métadonnées, est une référence. Il est l’un des premiers à avoir décelé le potentiel de Neuchâtel il y a dix ans. «Genève a raté le virage. Et il n’y a pas de raccourcis. Ici, on reste sur des bases solides», insiste celui qui parle d’un réseau de confiance qui grandit dans la région.
Une région géographiquement intéressante, à mi-chemin entre les cultures francophone et germanophone, avec une dimension historique intéressante. «Certains noms de la révolution socialiste ont trouvé refuge ici pour imaginer leur nouveau modèle social, notamment à La Chaux-de-Fonds. C’est un peu ce que font les cryptoanarchistes aujourd’hui, si on regarde la définition politique. On déconstruit les règles existantes pour créer un autre monde», raconte Alexis Roussel, qui précise que tous les actifs de la crypto ne partagent pas cette philosophie «contestataire». En revanche, toutes et tous sont parties prenantes d’un profond changement du système monétaire centralisé. «Chacun offre un service utile pour les gens, une alternative.»
Le chef d’entreprise est un fervent défenseur de la vie privée en ligne, un point commun avec beaucoup de membres crypto très discrets sur Facebook ou Instagram. «Même au sein de la communauté, des personnes viennent masquées aux réunions, en particulier à l’étranger.» Reste que les scandales autour de cryptomilliardaires «déchus» leur portent parfois préjudice. «Les fausses success-stories comme celle de Yousuf, le «Crypto-King» suisse alémanique, ternissent notre image.» Optimiste, Alexis Roussel sait que la crypto en tant que modèle économique n’en est qu’à ses débuts. «Nous sommes au cœur d’une fracture numérique qui se ressent jusque dans les conflits géopolitiques. La crypto, ce n’est plus l’avenir, c’est le présent.»
«Nous voulons déconstruire les idées reçues»
Lionel Jeannerat, 39 ans, fondateur d’IndéNodes
Alors qu’il n’a pas encore fêté ses 40 ans, Lionel Jeannerat semble avoir déjà eu plusieurs vies, mais avec comme dénominateur commun l’envie de faire autrement. Historien, le Jurassien d’origine a fondé la maison d’édition PVH à Neuchâtel, spécialisée dans la fantasy et la science-fiction. A contre-courant, il met tous ses ouvrages sous licence libre. «Je dois être un des seuls mais l’art doit se partager», dit-il en nous tendant l’une des bandes dessinées qu’il a éditées, «Objective Thune», une histoire détournée de Tintin au pays des bitcoins.
Quand il a découvert cette cryptomonnaie il y a bientôt dix ans, ç’a été une révolution. En 2017, il fonde IndéNodes, première société en Suisse à vouloir fonctionner sans compte bancaire, avec un capital en bitcoins. Et depuis 2022, c’est lui qui organise l’événement Le Paradigme Bitcoin, le rendez-vous local pour l’innovation dans la blockchain. «Les conférences vont se concentrer sur quatre axes: le bitcoin comme horloge d’internet, les moyens de paiement, les développements en Afrique et la question environnementale. On est souvent pointés du doigt par les écologistes, mais on veut déconstruire les idées reçues», dit-il, alors que Greenpeace relance une série de slogans anti-bitcoin. En réponse, sa maison d’édition publie le 30 juin prochain le livre «Bitcoin: une solution contre-intuitive au changement climatique», d’Alexandre Stachtchenko.
Démanteler toutes sortes de «clichés», c’est dans son ADN. «Les gens oublient ce qu’est internet mais, à la base, c’est une volonté d’utiliser les ressources communes. Ce n’est pas destiné à être un système aux mains des GAFA. Le bitcoin, lui, n’est pas privatisé. Il est donc anti-autoritaire», prône Lionel Jeannerat. Aujourd’hui, il souhaiterait que la Toile retrouve sa liberté. «Rappelons-nous que l’aspect culturel d’internet, qu’on voit sur des plateformes comme YouTube, structure notre pensée. Et c’est contrôlé par Google! Il faut se débarrasser de cette forme de censure et proposer un art vraiment libre.» Pour lui, la crypto, c’est un contre-pouvoir. «Le bitcoin est une expérience anarchique, un ordre par le désordre mais pour toute la population.» A ses yeux, la vision bitcoin a des vertus politiques, culturelles et sociales. La partie économique, celle dont on parle le plus dans les médias sur la prise et la perte de valeur de la monnaie, paraît secondaire. «A l’heure où on se fait siphonner nos données en ligne, il est temps que la défense de nos intégrités numériques soit inscrite dans la Constitution.»