En six mois, à travers ses vidéos punchy, la designer Ema Krusi est devenue le catalyseur d’une population qui ne comprend plus rien aux ordres et contrordres des autorités, qui exprime ses angoisses face à un futur sombre et qui a besoin d’appartenance à l’heure de la distanciation sociale.
Elle s’est attiré en un temps record la sympathie de centaines de milliers de personnes qui suivent ses vidéos depuis les pays francophones – de la Suisse à la Belgique, en passant par la France et le Canada – et certaines de ses interventions ont dépassé le million de vues. Ema Krusi refuse de parler à la presse, sauf s’il s’agit d’une émission en direct, «car ainsi on ne pourra pas modifier mes propos», explique-t-elle. Elle a fait une exception pour L’illustré.
Je n’ai pas de problème avec l’autorité, mais avec le mensonge
En à peine six mois, la designer de 39 ans est aussi devenue le bouc émissaire de ceux qui aimeraient bien lui clouer la bouche, ne supportant pas qu’elle soulève une flopée de sujets qui la fâchent: la véracité des chiffres de létalité du Covid-19, l’obligation de porter un masque alors qu’en mars, au plus fort de l’épidémie, ils étaient jugés inutiles, la composition des vaccins et en particulier celui qui va émerger du Covid-19, l’application SwissCovid préparée par l’EPFL sans appel d’offres et devenue à ce jour inutile ou encore, entre autres, les conflits d’intérêts entre certains médecins et Big Pharma. Ses chevaux de bataille sont nombreux et lâchés à vive allure au fil de vidéos réalisées en solo, en duo, ou avec d’autres «lanceurs d’alerte» belges, québécois, suisses ou français.
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Certains médias la traitent de complotiste. Ses détracteurs lui reprochent tout et parfois n’importe quoi, comme le fait d’avoir glissé des symboles des Illuminati dans les images publicitaires de sa boutique, parce qu’on la voit avec une chaussure devant son œil droit. Le Conspiracy Watch, l’Observatoire du conspirationnisme, lui a reproché de soutenir le mouvement conspirationniste QAnon, parce que, sur l’une de ses vidéos, on discerne sur sa main la lettre Q. «Je ne veux pas être assimilée à des mouvements d’extrême droite, répond-elle. Mes prises de position sont là pour susciter un débat. On parle, d’ailleurs, beaucoup trop du messager et pas assez du combat que je mène et qui me dépasse, car cela ne concerne pas que Via Roma, mais toutes les entreprises.» Elle pourrait aussi reprendre les mots du rédacteur en chef de la NZZ, Eric Gujer, du 11 septembre 2020: «[…] personne ne mérite d’être assimilé aux extrémistes de droite et aux théoriciens du complot simplement parce qu’il s’est retrouvé du jour au lendemain dans un monde qui semblait avoir déraillé.»
Et c’est ce qui lui est arrivé. Ses premières interventions, publiées en mars dernier sur les réseaux sociaux, étaient drôles. Elles étaient destinées à son réseau et racontaient, sous forme de sketchs, le parcours du combattant des indépendants pendant le confinement. Tous ses amis réels et virtuels ont ri. Ema Krusi a de l’humour. Mais très vite, elle a changé de ton et a poussé quelques coups de gueule, pas toujours canalisés. Les choses sérieuses ont commencé le 24 avril dernier, lorsqu’elle a adressé un message au Conseil fédéral et aux indépendants. Ont suivi des dizaines d’interventions sur les réseaux sociaux.
Quel fut le point de bascule? «Les gens qui me connaissent savent que j’aime comprendre ce qui se passe et que certains sujets m’ont toujours passionnée: la santé, la gestion du commerce, la manipulation. Enfant, mon livre de chevet était l’encyclopédie médicale, parce que je voulais comprendre comment fonctionne la machine humaine. Le 16 mars, très exactement, lorsque l’Etat nous a obligés à fermer boutique, j’ai fait comme tout le monde: j’ai écouté les autorités, j’ai fermé, j’ai lu tous les journaux et je me suis inquiétée.» Au début du confinement, Ema avait publié sur son mur Facebook l’injonction «Restez chez vous!» en lettres majuscules. Elle l’a effacée depuis. «J’avais la trouille, comme tout le monde!» dit-elle.
Je n’ai pas de problème avec l’autorité, mais avec le mensonge
«D’après les informations dont je disposais, quand le Conseil fédéral a annoncé le confinement, je me suis dit qu’il n’y avait pas d’autre option. En tant qu’entrepreneuse, j’ai alors pris un certain nombre de mesures pour voir comment m’en sortir financièrement, j’ai rempli des formulaires et je me suis retrouvée finalement avec peu de droits. Là, j’ai commencé à avoir une vraie tristesse pour les entrepreneurs, qu’ils soient artisans, boulangers ou qu’ils aient une boutique, comme moi. Ils prennent des risques pendant des années – dans mon cas, ce furent dix-sept ans de bataille pour sauver le bateau, nous avions enfin réussi à remonter le chiffre d’affaires en 2019 –, ils assument les pertes, et là, il fallait fermer et se débrouiller seul.» Ce sentiment d’abandon, ce fut la goutte d’eau qui l’a poussée à chercher et à comprendre ce qui lui échappait.
«Je n’ai pas de problème avec l’autorité, mais avec le mensonge. Or je ne comprenais pas pourquoi on parlait de taux de létalité en Suisse, alors qu’on ne connaissait pas le nombre exact de contaminés: pour cela, il aurait fallu faire tester toute la population suisse. Or c’était impossible, car les tests manquaient. Je me suis aussi rendu compte que l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) avait arrêté de calculer les cas de grippe. Cette maladie avait-elle disparu? Je me suis autorisée à me poser des questions très simples. Et c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à creuser et que j’ai partagé tout ce que j’ai lu avec mon réseau. C’est tout ce que j’ai fait. Je ne me suis pas réveillée complotiste, mais pleine de questions.»
Ce goût pour le questionnement, Ema le tient de sa mère, Claudine Krusi, qui lui a toujours appris à s’interroger sur tout et ne jamais rien prendre pour acquis. C’est elle qui lui avait offert, lorsqu’elle était adolescente, «Le pouvoir du moment présent», d’Eckhart Tolle, bien avant que cet ouvrage ne devienne le livre de chevet des bobos. Sa mère est son principal soutien, le deuxième étant son compagnon, Pascal Bouteillon, qui a créé l’agence de sécurité Swiss Guardians Agency. Il se charge de tenir à distance ceux qui ont la menace facile. Cela n’empêche pas Ema de continuer. Sous une apparence fragile, avec ses grands yeux et sa blondeur adolescente, elle possède une détermination intangible.
Ema Krusi regrette qu’on ne l’interroge que sur ses prises de position et pas sur son métier, qu’elle adore, et qu’elle a appris en regardant son père, qui a créé Via Roma en 1979. «Je suis née dans une famille où l’on créait des chaussures que l’on faisait
réaliser dans des ateliers italiens. Mes deux parents travaillaient ensemble et dans la culture familiale, tout était possible», explique-t-elle. En 2000, tandis qu’Ema préparait sa maturité latine au Collège Calvin, son père a fait une première hémorragie cérébrale. «Quand mon père est tombé malade, j’ai voulu étudier la programmation neurolinguistique (PNL) et je suis allée me former à Nantes. Or, chaque année, et cela a duré pendant dix ans, mon père a fait une nouvelle hémorragie. En 2003, j’ai décidé de monter sur le bateau et de créer des chaussures. J’ai continué une histoire. Je n’ai jamais été passionnée par la mode, mais j’aimais écouter les clientes. J’avais envie de répondre à leurs problématiques, tout en créant quelque chose de beau, dans des ateliers en Toscane.» A ce jour, elle ne sait pas ce qui va advenir de l’entreprise familiale.
Ema est un visage sur lequel il est aisé de coller toutes sortes d’étiquettes car elle ne répond jamais à ses détracteurs, les laissant s’exprimer librement. «Je défends la liberté d’expression, ce serait contre-productif de leur couper la parole,» dit-elle. Sa communauté s’en charge pour elle. La démarche est stratégique. Pas étonnant de la part de cette passionnée d’échecs. «On m’a collé l’étiquette de lanceuse d’alerte parce que je pose des questions. J’émets aussi mes avis personnels, qui valent ce qu’ils valent. Peut-être pas grand-chose. Je ne suis pas médecin, mais quand je vois que les meilleurs du monde, on ne les écoute pas, tant qu’à faire, allons-y tous.»
A la suite de l’arrêté du Conseil d’Etat du 24 juillet 2020, relatif aux mesures destinées à lutter contre l’épidémie de Covid-19 et qui prévoit, dans son article 2, que «le port du masque dans les commerces est exigé de la clientèle ainsi que du personnel en contact avec cette dernière s’il ne peut pas être protégé par un dispositif vitré ou équivalent», Ema Krusi a collé des affichettes sur la vitrine de Maison Via Roma. «Sept pages au total, précise Me Brenci, son avocat, mettant en avant la liberté face au port du masque et exposant un certain nombre de chiffres émanant en particulier de l’OFSP.» Sur l’une d’elles, il était mentionné: «Ici, nous n’obligeons personne à porter un masque.»
Il faut croire que cette affichette n’a pas plu à au moins une personne qui l’a dénoncée auprès de la médecin cantonale, Aglaé Tardin. Celle-ci a fait fermer la boutique le 29 juillet. «Aucune infraction concrète n’a été constatée de la part des autorités, relève Me Brenci. Uniquement sur la base d’une affiche sur sept, la médecin cantonale a prononcé la fermeture de la boutique.» C’est d’ailleurs la seule pièce qui figure dans le dossier. Nous avons essayé de joindre la médecin cantonale à ce sujet, mais malgré de nombreux appels, un message laissé sur le répondeur et un SMS envoyé sur son portable, nous n’avons pas reçu de réponse.
Avec l’aide de son avocat, Me Brenci, Ema Krusi a déposé un recours concret contre cette décision. «Le recours a notamment pour but de montrer qu’il s’agit d’une atteinte grave à la liberté d’expression, que la médecin cantonale n’avait pas le pouvoir de fermer la boutique et que la décision ne concernait pas la bonne personne», explique l’avocat. Un recours abstrait est également en cours contre l’arrêté du 24 juillet 2020.
Entre-temps, Ema a présenté à la médecin cantonale un plan sanitaire et la boutique a été autorisée à rouvrir ses portes. «Mes vendeuses passent leur journée à monter et descendre dans la réserve et ne peuvent pas porter un masque huit heures d’affilée. Je dois garantir leur santé, confie la designer. J’ai donc fait installer une bâche transparente qui sépare la boutique en deux: les clientes d’un côté, qui peuvent être deux, et les vendeuses de l’autre.»
Quand on lui demande pourquoi il a accepté de prendre en charge cette affaire, l’avocat évoque plusieurs motifs. «La garantie de l’Etat de droit, des garanties de procédure et des répartitions de compétences; la sauvegarde des libertés fondamentales; les similitudes entre cette cause et celle que j’ai portée, en qualité de citoyen, dans le canton de Vaud; le besoin de soumettre des questions aux autorités après des mois d’exercice de pouvoirs particulièrement étendus, que ce soit sur l’opportunité des mesures ou encore sur les moyens législatifs employés. Il est temps d’exprimer nos interrogations aux gouvernements qui doivent nous répondre et, somme toute, rendre des comptes.»
Le 12 septembre dernier, à l’occasion d’une «manifestation pour le retour à la liberté», qui s’est tenue sur la place des Nations, à Genève, et qui réunissait plus d’un millier de personnes, Ema s’est exprimée devant un public conquis qui scandait son prénom. Elle a une voix qui porte. En substance, Ema a encouragé chacun à se renseigner à la source, c’est-à-dire à lire les lois et à rechercher les chiffres officiels. «Nous ne sommes plus à l’église. On ne croit pas: on vérifie et on assume!» lançait-elle à la foule.
«Cette normalité aberrante, est-ce le monde que je veux pour ma fille de 6 ans? Non, explique-t-elle. Alors je vais faire tout ce que je peux à mon niveau, même si j’aurais préféré sincèrement que quelqu’un d’autre se porte volontaire.»