- Quelque part dans le Jardin botanique de Neuchâtel, on peut lire cette phrase d’Hippocrate: «La nature est le médecin des maladies.» En Grèce antique, on recourait donc déjà aux plantes médicinales?
- Blaise Mulhauser: Bien sûr. En réalité, l’être humain en a toujours fait l’usage. Les traces de phytothérapie sont préhistoriques. Dès l’arrivée de l’écrit, ce qui rend l’histoire passionnante, ce sont les croisements des connaissances. La médecine gréco-latine emprunte à la médecine chinoise, qui emprunte à la médecine ayurvédique ou égyptienne, etc.
- Ces croisements se sont-ils produits au fil des migrations?
- B. M.: Oui, clairement. Il faut bien se rappeler que ces mouvements de population sont eux aussi préhistoriques. Il ne s’agit pas alors forcément de se soigner, mais plutôt de rester en bonne santé, pour survivre à la mauvaise saison. Cet aspect préventif est beaucoup plus présent en Asie qu’en Occident. Avant de tomber malades, restons en bonne santé!
- L’histoire montre que les Occidentaux ont pillé énormément de savoirs, non?
- Elodie Gaille: Il y a eu domination et appropriation des choses, comme si tout nous était dû. Parfois par la force. L’historien Samir Boumediene le montre très bien dans son livre «La colonisation du savoir» s’agissant de l’Amérique du Sud.
- Un exemple de pillage?
- E. G.: Le quinquina, qu’on présentait comme la plante des jésuites. Si on lui a donné ce nom, c’est bien qu’ils se la sont appropriée, parfois en menaçant les populations indiennes, en l’occurrence les Jivaros, qui s’en servaient quand ils avaient de la fièvre. Pour savoir où les Jivaros se procuraient la plante, la torture a été pratiquée.
- B. M.: Les jésuites ont protégé ce savoir, car il représentait une manne économique énorme. Dans l’Europe de la Renaissance, on parlait de la poudre des jésuites, sans savoir trop bien ce que cela signifiait. Les jésuites ramenaient des écorces bizarres qu’ils réduisaient en poudre, mais quelles étaient ces écorces? Nul ne le savait. Le secret était très bien gardé. Avant que des médecins européens ne puissent en établir la composition avec précision, plus d’un siècle et demi aura passé!
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- Votre livre est rempli d’histoires de plantes passionnantes, par exemple celle du bois de gaïac…
- E. G.: Le bois de gaïac est considéré comme l’une des premières plantes médicinales venues d’Amérique. La syphilis, maladie totalement inconnue, faisait des ravages en Europe. On la savait originaire des Amériques, mais on ignorait comment la combattre. Les médecins botanistes sont donc remontés aux sources de la maladie afin d’apprendre s’il existait un moyen de la guérir. C’est encore une fois sous les aveux qu’on a «découvert» le bois de gaïac, qui a ensuite débouché sur une déforestation immense.
- Le savoir lié aux plantes s’est-il toujours transmis d’abord de manière orale?
- B. M.: Oui, et ça se fait encore aujourd’hui. Prenons le cas du covid. Dans le cadre de l’exposition présentée au Jardin botanique de Neuchâtel, nous avons mis en place un réceptaire – un livre de recettes –, qui permet aux gens de raconter une histoire, de témoigner à propos d’une plante médicinale. Concernant le coronavirus, un Syrien évoque la nigelle de Damas, une plante qui renforce l’immunité. On apprend que c’est une Chauxde-Fonnière, elle-même initiée par un herboriste syrien il y a trente ans, au cours d’un voyage, qui en a ramené l’usage en Suisse. Elle a 80 ans aujourd’hui et tient la grande forme! Le savoir est parti de Syrie, il a fait un détour par La Chaux-de-Fonds avant d’aboutir chez des Syriens réfugiés en Suisse. C’est ça l’histoire de l’oralité.
- Pourquoi le savoir lié aux plantes est-il souvent affaire d’initié(e)s?
- E. G.: Il y a plusieurs sortes de savoirs et de transmissions. Il y a un savoir familial, populaire, autour de plantes comme la camomille, la mélisse, etc. Pourquoi le savoir englobant d’autres plantes médicinales est-il préservé? Parce qu’il touche à la vie et à la mort. Qui sait guérir peut aussi tuer. Cela exige donc une transmission particulière.
- Y a-t-il dans toutes les communautés, partout autour du monde, quelqu’un qui connaît les plantes?
- E. G.: Oui. Les plantes ont toujours et partout représenté une des premières ressources pour soigner. Et ce qui est troublant, c’est que, partout, on entend aussi un discours sur la perte des connaissances chez les jeunes. Cela s’explique notamment par l’exode rural.
- B. M.: Au Pérou, le gouvernement cherche à valoriser les savoirs dits traditionnels. Le paradoxe vient du fait que les jeunes quittent leurs villages amazoniens respectifs, où l’on sait plein de choses sur les plantes médicinales, pour aller se former à la ville. Ils reçoivent alors un apprentissage normé. Ils sont diplômés, mais quand ils rentrent au village, ils constatent que ce qu’ils ont appris ne leur est souvent d’aucune utilité. C’est absurde.
- E. G.: Il y a eu exportation des valeurs occidentales. Ici ou ailleurs, la reconnaissance du guérisseur se faisait par ses connaissances, sa popularité, la confiance que les gens lui accordaient, etc. Désormais, on n’est plus là-dedans. Ce sont les diplômes qui comptent. On donne toute sa confiance au «spécialiste» et à la validation scientifique plutôt qu’aux savoirs empiriques. On s’est approprié tout un savoir pour en faire une industrie, surtout depuis la fin des années 1960. Aujourd’hui, on a des machines capables de scanner les molécules de toutes les plantes à une vitesse folle. C’est ce biais-là que privilégie désormais la recherche. Prenons l’exemple de l’aspirine: on arrive aujourd’hui à reproduire de manière synthétique l’acide salicylique que produit naturellement le saule, alors que son écorce a toujours été employée. Super! Mais qui est capable d’utiliser encore le saule lui-même et de connaître ses vertus?
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- Est-il faux de penser que tous les médicaments proviennent de plantes?
- B. M.: Pas tous, mais beaucoup oui. Les plantes toxiques sont souvent médicinales, à l’image de la digitale ou du pavot somnifère. Ce sont les premières dont on a extrait les molécules, comme la morphine. Elles restent très intéressantes au niveau pharmacologique.
- On oppose volontiers médecine allopathique et médecine des plantes alors que l’une et l’autre semblent complémentaires. Au tout début du covid, en Afrique, il a été question d’une plante qui, disait-on, pouvait contrer la maladie…
- B. M.: Oui, l’armoise annuelle, une plante d’Asie plantée à Madagascar pour ses effets contre le paludisme.
On a le sentiment que l’OMS et l’industrie pharmaceutique ont tout fait pour qu’on n’y accorde pas trop de crédit, pas vous?
- E. G.: Comme c’est le cas habituellement et pour tout plein de raisons, les plantes n’intéressent que peu l’industrie pharmaceutique; pourtant, dans la pratique, beaucoup de personnes y ont eu recours. Il y a eu non seulement l’armoise annuelle, mais aussi l’échinacée et maintenant les aiguilles de pin.
- Ces plantes sont-elles susceptibles de combattre le covid?
- B. M.: Des études sont en cours. On ne prendra pas le risque d’affirmer quoi que ce soit avant d’avoir étudié les résultats des analyses. Mais on voit à quelle vitesse l’oralité a dépassé l’écrit! Chacun est convaincu d’avoir chez lui la plante qui va réussir à le protéger du covid.
- E. G.: Ce qui est intéressant à observer, c’est qu’on applique notre perception très occidentale du soin au covid et aux plantes médicinales. On pense que si on est malade, il suffit de prendre un médicament et ça ira mieux. Donc on cherche la plante miracle. Dans tous les discours autour du covid, ce qui est frappant, c’est qu’on n’encourage pas la prévention. Pourtant, les plantes pourraient jouer un rôle important à ce niveau-là.
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- Mais la plante miracle, ça existe. En matière d’analgésiques, on n’a pas trouvé plus efficace que les opiacées et leurs dérivés. Pas étonnant que les gens qui croient à la plante miraculeuse soient si nombreux…
- B. M.: C’est vrai. J’aimerais rappeler ici que si les plantes ont développé une multitude de principes actifs, c’est soit pour attirer, soit pour se protéger, des insectes notamment. Que fait le pavot somnifère pour lutter contre les ravageurs? Il les endort! La molécule produite par cette plante a des effets sur les neurotransmetteurs des insectes qui sont les mêmes que ceux de l’homme. Quand on pense aux pesticides type néonicotinoïdes qui bousillent le cerveau des insectes, c’est très inquiétant aussi pour l’être humain… même si c’est la dose qui fait le poison. Les gens, je crois, n’en sont pas assez conscients.
- Dans l’histoire des plantes médicinales, le rôle des femmes a aussi été largement marginalisé. En convenez-vous?
- E. G.: Quand on regarde l’histoire, la transmission écrite est souvent l’apanage des hommes, le diplôme est une affaire d’hommes, les grandes écoles sont longtemps restées inaccessibles aux femmes. Tout le savoir féminin est beaucoup plus quotidien, familial, à travers une transmission souterraine, non forcément reconnue, mais existante.
- A savoir égal, le druide était vénéré et respectable, la femme, elle, était accusée d’être une sorcière. Pourquoi une telle différence de traitement?
- E. G.: Cela suit la tendance générale qui veut que ce qui est masculin soit valorisé et ce qui est féminin, dévalorisé. Ce sont les hommes qui ont institutionnalisé la médecine. Toute la sphère féminine, occupée par les sages-femmes et leur savoir sur les plantes médicinales, leur était inaccessible. Désireux de s’approprier ce savoir, ils ont diabolisé les pratiquantes, forgeant ce mythe de la sorcière.
- B. M.: Tout cela vient de très loin. Dans notre livre, on rappelle cette loi de Moïse, tirée de l’Ancien Testament: «Tu ne laisseras pas vivre la magicienne.» Le mot est au féminin. Lors des procès de prétendues sorcières, on essayait de leur faire cracher le morceau à propos de l’onguent qui, soi-disant, leur permettait de voler. Les moines n’avaient, eux, aucun souci: ils préparaient aussi des onguents dont la recette était bien gardée, par exemple pour soigner les gens atteints du feu de saint Antoine qui provoquait délires et visions. On a su plus tard que l’un des composants principaux de ce remède était de l’opium. L’Eglise ne voulait surtout pas que le savoir lui échappe.
- D’après vous, les remèdes aux grands maux d’aujourd’hui – cancer, alzheimer, parkinson, etc. – se cachent-ils dans les plantes?
- E. G.: Moi, je le crois. Ne craignons pas de retourner vers les plantes! Pour autant qu’on les connaisse, on peut les utiliser, en particulier de manière préventive.
- B. M.: Les plantes sont source de bien-être chez l’être humain. On devrait du reste privilégier cette notion-là plutôt que celle de guérison.
- Vous êtes d’accord si l’on dit que l’un des drames de la déforestation, c’est la disparition de la pharmacopée?
- E. G.: Absolument. C’est le savoir qui part en fumée.
- B. M.: Oui, mais pas uniquement à l’autre bout de la planète. En Suisse aussi, plus de 90% des marais et prairies maigres ont disparu, des biotopes où poussent de très nombreuses plantes médicinales. Cela devrait nous préoccuper davantage.
- Le savoir sur les plantes se perd un peu partout, relevez-vous. Peut-on néanmoins rester optimiste?
- B. M.: Il le faut. Rappelons que, dans les trois quarts des pays du globe, les gens n’ont pas accès à un médecin. Leur intérêt pour les plantes médicinales est vital. Le guérisseur, l’herboriste, le voisin qui connaît les plantes sont des gens très importants. En Occident, après avoir chassé les sorcières, on a traqué les herboristes et, maintenant, on accable les naturopathes. J’aimerais que les médecins se montrent globalement plus ouverts à ces savoirs-là.
>> Le livre d'Elodie Gaille et Blaise Mulhauser: «Infusion des savoirs. Histoires de plantes médicinales à travers le monde», Ed. Jardin botanique de Neuchâtel.