Nous arrivons de bon matin à la Gare de Lyon, à Paris. La Belle semble toujours endormie. Rues désertes, circulation fluide, quelques cyclistes roulent sur les pistes nouvellement aménagées mais l’effervescence attendue n’est pas au rendez-vous. «C’est la commémoration de l’Armistice, nous éclaire le chauffeur de taxi. C’est un jour férié.» Direction le Champ-de-Mars, vaste jardin public sur lequel s’érige le Grand Palais Ephémère, théâtre de Paris Photo, la plus grande foire mondiale de la photographie. Sur le chemin, le chauffeur peste: «Ils auraient quand même pu le planter ailleurs que devant la tour Eiffel ce machin éphémère.» Nous voilà rassurés, nous sommes bel et bien à Paris.
La foule, on la retrouve à la foire, ruche étourdissante où s’activent près de 150 grandes galeries spécialisées dans la photographie ainsi qu’une trentaine de maisons d’édition. Durant quatre jours, elles tenteront de séduire les grandes institutions muséales, les fondations, les commissaires d’exposition, les collectionneurs et les artistes. L’objectif? Se faire remarquer, gagner en visibilité et faire des affaires. Car au temple de l’image fixe, tout est à vendre et les prix peuvent grimper jusqu’à 500 000 francs. Cette année, un cliché de l’américain Irving Penn, «Girl Behind Bottle», a été vendu pour 210 000 dollars, le portfolio de l’artiste afro-américaine Carrie Mae Weems a été proposé à 400 000 euros et les sept panneaux «Shinjuku Station» du photographe américano-japonais Hiro ont trouvé preneur à 175 000 euros.
On reconnaît la silhouette gracile et la chevelure blonde de Nathalie Herschdorfer à l’entrée de la foire. Toute de noir vêtue, perchée sur de discrètes bottines en daim, la directrice du Musée des beaux-arts du Locle (MBAL) converse tranquillement avec l’artiste féministe française Orlan, faisant fi de l’agitation qui gagne soudainement les allées du Grand Palais Ephémère. Et pour cause, la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, est attendue. Retardée par la cérémonie de commémoration de l’Armistice du 11 novembre 1918, elle fait enfin son apparition, sous bonne protection et suivie à la trace par une cohorte d’officiels. La Neuchâteloise d’origine la guide à travers l’exposition «Elles x Paris Photo», un parcours exclusivement dédié aux femmes photographes dont elle a assuré le commissariat. Nullement intimidée, elle présente sa sélection d’artistes d’une voix posée, tout en retenue helvétique mais avec l’assurance de celle qui se sait à sa place.
Car Nathalie Herschdorfer est devenue une figure incontournable du monde de l’art. Spécialiste de la photographie, cette historienne de l’art a construit sa carrière avec intelligence, passion et cohérence. D’abord au Musée de l’Elysée, à Lausanne, où, après un premier stage, elle rejoint en 1998 l’équipe dirigée par le canadien William A. Ewing, qu’elle considère comme son mentor. A l’évocation de ces années, ses yeux azur se mettent à briller: «J’ai accompagné Bill dans le monde entier à la rencontre d’artistes, de collectionneurs, de galeries et de musées internationaux. J’ai tissé un réseau important et je perpétue cette façon de travailler aujourd’hui avec un port d’attache en Suisse mais des collaborations et des projets sur tous les continents.»
L’aventure durera jusqu’en 2010 et la verra franchir toutes les étapes, d’assistante à responsable des expositions. Suivront la direction du festival photographique en plein air Alt+1000, des mandats de commissaire indépendante, dont l’organisation d’une exposition sur la photographie de mode qui fera halte en Australie, au Mexique, en Chine et en Europe.
Une méthode de travail qui fait des merveilles depuis son arrivée à la tête du Musée des beaux-arts du Locle en 2014. Avec de petits moyens mais de grandes ambitions, elle a recentré l’institution sur la photographie et attire des artistes à la renommée mondiale, comme l’Américaine Alex Prager ou la Sud-Coréenne Jungjin Lee. Un tour de force remarqué et salué dans le milieu, comme le confirme l’artiste allemande Jessica Backhaus, rencontrée dans le cadre de l’exposition «Elles x Paris Photo»: «Nathalie est extrêmement respectée. Son travail est remarquable. Elle a fait du MBAL un véritable bijou. Sa patte est omniprésente, que ce soit dans l’accueil extrêmement chaleureux de l’équipe, dans la justesse des textes qu’elle rédige ou dans le choix des artistes sélectionnés. Tout est fait avec goût, amour et un investissement total.» Le galeriste zurichois Stephan Witschi, également présent à la foire parisienne, renchérit: «Je suis un grand fan de son travail. Grâce à son réseau, elle parvient à faire venir des artistes à la renommée mondiale au Locle. Elle a fait de cet espace quelque chose de très intéressant. C’est impressionnant, on peut lui dire merci.»
C’est grâce à cette expérience tournée vers l’international qu’on lui a confié le commissariat de l’exposition phare de la foire parisienne. «Elles x Paris Photo est le résultat de ce réseau qui s’est construit à l’étranger, même en étant basée ici en Suisse romande. J’ai remarqué à quel point il était riche de travailler à d’autres échelles, d’élaborer des propositions dans des formes différentes. Je considère que ces projets extérieurs emmènent le MBAL dans ce réseau international», estime cette mère de deux filles avant de glisser avec malice: «Avec ce parcours, j’essaie de faire passer un message aux collectionneurs. Allez-y, achetez des œuvres de femmes photographes. L’investissement ne va pas baisser, il ne peut qu’augmenter.»
Celle qui admet avoir dû jouer des coudes pour se faire une place dans un monde de l’art encore très masculin porte un soin particulier à encourager et à valoriser les travaux d’artistes femmes. La jeune photographe suisse Rebecca Bowring, croisée au détour d’une galerie de l’événement parisien, ne cache pas son admiration: «Elle est un modèle pour beaucoup de jeunes femmes. Le monde de la photographie reste très masculin. Elle fait bouger les choses, ça fait du bien d’avoir des figures féminines à la tête d’institutions suisses, comme Nathalie Herschdorfer, Danaé Panchaud, directrice du Centre de la photographie à Genève, ou encore Tatyana Franck, directrice de Photo Elysée à Lausanne.»
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Tatyana Franck qui vient de prendre tout le monde de court en annonçant son départ de l’institution lausannoise, appelée à diriger le prestigieux French Institute Alliance française à New York. A sept mois de l’inauguration du nouveau bâtiment, sur le site de Plateforme 10, la décision fait jaser. Qui pour lui succéder? Les regards se tournent vers Nathalie Herschdorfer, qui fait office de favorite. Avec un bagage comme le sien, certains s’étonnent même de ne pas l’avoir vue quitter Le Locle plus tôt. Elle possède le profil idéal avec plus de vingt ans d’expérience dans le domaine de la photographie, dont douze passés… au Musée de l’Elysée. Auxquels s’ajoutent une réputation qui dépasse les frontières helvétiques, un travail unanimement respecté et des collaborations avec les plus prestigieuses institutions muséales et galeries internationales. Un poste qui viendrait couronner une carrière épatante menée avec brio. Jointe par téléphone deux jours après l’annonce surprise de Tatyana Franck, l’intéressée préfère ne pas commenter. Mais il y a fort à parier qu’on entendra parler d’elle. A Lausanne ou à l’étranger.