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Baignades et société

Nager avec le courant en pleine ville, une habitude typiquement suisse

Les visiteurs de passage nous envient cette pratique très répandue dans les villes suisses: nager dans les fleuves et les rivières, puis remonter le courant par la rive, le plus souvent en maillot de bain. D’où vient cette manière de faire?

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Baignades

En aval du Mittlere Brücke, le pont historique du centre de Bâle, les gradins du quai permettent aux nombreux baigneurs d’entrer ou de sortir des eaux du Rhin, sur la rive droite du fleuve.

Georgios Kefalas / Keystone

Arrivée à l’hôtel à Bâle, sur la rive droite du Rhin. Avec la clé de la chambre, la réception vous propose un sac étanche. On vous explique que celui-ci servira à protéger vos vêtements lorsque vous vous glisserez dans l’eau pour descendre le fleuve à la nage. L’accès se fait depuis les gradins du quai situé devant l’hôtel, juste avant le Mittlere Brücke, le pont historique du centre de la ville rhénane. Une fois à l’eau, le nageur repérera les points de sortie, nombreux et relativement bien indiqués. La descente se fait sur quelques centaines de mètres ou plus, selon l’envie et les capacités des nageurs, qui pratiquent sous leur propre responsabilité.

«Si c’est votre première fois, mieux vaut vous faire accompagner ou suivre des habitués, et ne pas trop vous éloigner de la rive, recommande-t-on à l’hôtel. Le Rhin reste un fleuve navigable, emprunté par toutes sortes d’embarcations, y compris des péniches.» Une fois hors de l’eau, on sort ses vêtements restés bien au sec dans le sac étanche qui aura aussi servi de bouée. Et on prend un verre dans l’une des buvettes d’été installées sur la rive, par exemple celles du Holzpark Klybeck, ce grand terrain vague investi par les milieux de la culture alternative mais fréquenté par toute la population. Par grande chaleur ou les fins de semaine, certains recommencent l’opération plusieurs fois et ne prennent pas la peine de se rhabiller entre deux. Le visiteur étranger est bien le seul à s’étonner de croiser sur les quais des gens en maillot de bain au milieu d’autres vêtus. La scène, banale dans nombre de villes suisses, fait saliver d’envie les touristes.

Baden in Switzerland 1908, view of the Aare, Freidbad Marzili and the Bundeshaus. berne

A Berne, dans l'Aar, nombreux sont les habitants à se laisser glisser au fil du courant, le Palais fédéral en fond.

Lea Meienberg / 13 Photo

Et il y a de quoi. Cette baignade en eau vive en pleine ville est simplement impensable dans le Rhône à Lyon, la Seine à Paris, la Tamise à Londres ou l’Arno à Florence. Bien sûr, certaines villes disposent d’endroits où faire trempette dans leur rivière ou leur fleuve, mais cela se fait presque toujours dans des bains protégés du courant, qui empêchent de nager avec celui-ci. Cela fut longtemps le cas dans les villes suisses. Des équipements comme les Badi, encore en activité à Zurich notamment, ont lancé le mouvement vers l’eau au XIXe siècle, en accord avec les principes de l’hygiénisme. Une époque où l’on n’apprenait pas à nager à l’école: ces aménagements, souvent en bois, permettaient la mise à l’eau en toute sécurité, tout en offrant aussi le vestiaire. Car cette baignade, réputée bonne pour la santé, impliquait aussi la quasi-nudité des nageurs… Les Badi aidaient à contenir cette pratique du bain à certains endroits précis de la ville tout en préservant la décence.

Toutes les villes n’ont pas développé leur relation à l’eau de la même manière. La gratuité des piscines bernoises (dont celle de Marzili, sous le Palais fédéral) et leur proximité avec l’Aar participent, dans la capitale, à ce sentiment que l’accès à l’eau est un bien commun, gratuit et ouvert à tous, qu’il s’agisse de nager dans un bassin en béton ou dans l’Aar. D’où le caractère presque institutionnel de la baignade en rivière, qui compte des adeptes pratiquant toute l’année.A Genève, la descente du Rhône est plus récente, du moins dans sa fréquentation actuelle: chaque été, des milliers de personnes, de tous bords, origines, âges et genres, se rassemblent sur des rives pourtant à peine aménagées. De mai à septembre, les modestes pontons construits en 2015 vers la Jonction sont débordés par le succès de cet espace rassembleur. A tel point que la pression qui s’exerce sur les rives encore naturelles du Rhône, en aval, commence à poser de sérieux problèmes: le piétinement, les feux, les déchets, le bruit incommodent de plus en plus de riverains, humains, végétaux et animaux. Faut-il aménager cette nature de plus en plus prisée, pour accueillir le public et cadrer les comportements, ou, au contraire, limiter les possibilités d’accès et de baignade? D’ailleurs, celle-ci n’est-elle pas trop dangereuse pour être laissée sous la responsabilité de chacun?
 

Baignade

La Suisse, championne de l'urban swimming

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Si nager en pleine ville dans la rivière est une activité très populaire l'été en Suisse, à l'étranger, la plupart du temps, c'est interdit. L'urban swimming s'est grandement développé notamment à Berne, Zurich et Bâle depuis des décennies. Un succès dû à l'aménagement sécurisé des berges et surtout à la qualité exceptionnelle des eaux. Laetitia Béraud

La responsabilité individuelle, justement, cette sacro-sainte valeur helvétique, explique en partie, selon les observateurs, la tolérance pour la baignade en eau vive dans notre pays. Là où d’autres régions ou cultures chercheraient à sécuriser, réglementer, organiser une telle pratique, la Suisse l’admet dans la mesure où chaque baigneur admet lui aussi le risque qu’il prend, sans envisager de recourir contre l’absence de sécurisation en cas de problème. Cela ne signifie pas que les baigneurs en difficulté sont laissés à leur sort, bien sûr. Des opérations de sauvetage ont lieu régulièrement. Tout comme elles ont lieu en montagne, où la notion de responsabilité individuelle est là aussi centrale. Les bénévoles de la Société suisse de sauvetage, dans la tradition milicienne, assurent une certaine présence sur les sites, avec l’espoir de prévenir des accidents qui, s’ils venaient à se multiplier, pourraient mettre un terme à la tolérance actuelle.

En attendant, l’engouement pour la nage en eau vive ne fait que s’accroître chaque année, même s’il reste difficile de faire des statistiques sur le sujet, l’accès étant complètement libre et gratuit. Certains tempèrent l’ampleur du phénomène: il y a plus de monde sur les rives que dans l’eau et ceux qui s’aventurent vraiment dans le courant sont minoritaires. Ce sont soit des habitués de longue date, soit des inconscients qui ne mesurent pas la difficulté de l’exercice. Car il y a difficulté: il s’agit d’admettre la force supérieure du courant et de nager avec lui, sans chercher à le contrer, ce qui peut être fatal. Les accidents sont d’ailleurs presque toujours le fait de novices. Pour les convaincus, l’exploit que constitue chacune de ces balades fluides le rend addictif. Sans compter le rafraîchissement du corps mais aussi de l’âme, ajouteront-ils, car il y a une mystique de la baignade en eau vive, qui touche à une forme de communion avec la nature.

«J’ai l’impression de nager dans de l’eau minérale», témoigne un habitué, l’œil encore allumé par cette expérience. C’est là aussi l’un des points communs de ces villes baigneuses, la propreté des eaux, qui a fait un bond important durant la dernière décennie. Si elle fait toute la différence avec nombre de villes d’Europe ou d’ailleurs, cette salubrité n’est pas un acquis définitif et éternel. Elle pourrait à elle seule, si elle devait être mise à mal par une pollution subite, stopper net le fol engouement que l’on observe depuis quelques années. Et anéantir d’un seul coup le potentiel de rafraîchissement porté par les rivières jusqu’au cœur des villes, promises à un avenir toujours plus chaud.


Valérie Hoffmeyer est conceptrice d’une balade numérique sur les rives du Rhône, éditée par la Maison de l’architecture à Genève. A consulter sur www.ma-ge.ch/aqua/ ou sur l’application gratuite GVArchi à télécharger sur Android et iPhone.

Retrouvez également sa sélection de villes où nager en eau vive sur le site de «L’illustré», www.illustre.ch


Mise en garde!
 

A de très rares exceptions près, toutes les baignades proposées dans notre série appartiennent à la catégorie des baignades non surveillées. Elles se font donc au risque et péril de celles et ceux qui les pratiquent. Postulat de départ: toutes les propositions s’adressent uniquement aux bon(ne)s nageu(ses)rs. Une attention toute particulière doit être portée au risque de crue lors de baignades en rivière.

Pour plus de détails, n’hésitez pas à consulter le site de la Société suisse de sauvetage, www.sss.ch. Pour que votre baignade en eau vive rime avec plaisir, l’organisation dresse une liste judicieuse des bons comportements à adopter.

Par Valérie Hoffmeyer, architecte-paysagiste et journaliste publié le 16 juillet 2021 - 14:57