Elle nous reçoit dans une charmante maison au cœur de la campagne genevoise, un havre de paix dont le jardin s’étend au loin. «Je l’ai achetée en cinq minutes. J’ai déniché les meubles chez Ikea.» La baronne Nadine de Rothschild a la poignée de main ferme et l’esprit espiègle d’une jeune fille de 91 printemps. Dans son salon-bibliothèque, les photos rappellent les hommes de sa vie: Edmond, son mari, et Benjamin, leur enfant. L’existence de cette femme est un roman dont les pages oscillent entre rires et larmes, des malheurs qu’elle masque derrière un sourire, son bouclier.
Il y a deux ans, elle perdait son fils unique, foudroyé par une crise cardiaque à 58 ans, sans figurer sur le faire-part de sa belle-fille. Leurs relations sont exécrables, dit-on; ses quatre petites-filles ne connaissent pas leur grand-mère. «Je leur dédie mon dernier livre, je souhaite qu’elles sachent que je pense à elles», glisset-elle. En cette après-midi ensoleillée, Madame regarde devant elle et révèle le projet de la fin de sa vie. «Je veux créer un musée à Genève pour conserver la mémoire de notre couple, en y exposant les nombreux objets dont j’ai hérité.» Edmond de Rothschild est décédé le 2 novembre 1997, ses trésors et ceux de sa femme ornent le château de Pregny. Devant une tasse de café, elle revisite, enjouée, les étapes marquantes de son extraordinaire destin.
«Ce n’est pas ton père!»
«Ma mère était femme au foyer, mon beau-père gardien de la paix. Nous nous lavions à tour de rôle dans un lavabo. Chacun disait: «Maintenant ça suffit, c’est mon tour!» Née Nadine Lhopitalier, on la surnomme «Fil de fer» tant elle est maigre. L’enfant attire et séduit malgré elle. «J’avais une espèce de notoriété aux yeux des garçons.» Elle se souvient de son amoureux originel. «Georges Truchot était fils de chiffonnier. Il m’a offert mon premier bouquet, des fleurs dénichées dans une poubelle. Nous avions 12 ans. Il était le seigneur de la rue, j’en étais la star.»
Cette vie simple, à Puteaux, en banlieue parisienne, va forger son caractère, à la fois libre et ambitieux. «Je n’envie pas les enfants nés dans un milieu privilégié, comme mon fils. L’argent ne fait pas vraiment le bonheur. Ce serait trop injuste.» Elle avoue ne pas avoir eu d’enfance. «Je n’ai jamais pu dire «je vais voir papa» et me blottir dans ses bras. Ça a peut-être déclenché en moi un sentiment de solitude.» Elle apprendra la vérité sur son géniteur au hasard d’une dispute entre sa mère et son beau-père. «J’avais 5 ans, Maman m’a dit en se retournant: «De toute façon, ce n’est pas ton père!» Je n’ai plus jamais posé de questions indiscrètes, pas plus à mes amis qu’à mon mari. J’avais conscience que je ne devais pas savoir la vérité; c’est devenu une règle absolue.» Ainsi va Nadine, qui a grandi dans une famille communiste. «Petite fille, j’avais la faucille et le marteau tamponnés sur l’avant-bras lorsque nous allions à la Fête de l’Humanité.»
Dans son immeuble cohabitent toutes les nationalités. «C’était un univers mondial magnifique. Au premier étage, un monsieur africain descendait ses meubles par la fenêtre pour les laver dans la cour. Au rez, il y avait un couple de tailleurs juifs. Ils m’offraient de la tarte aux pommes. Un jour, ils ont disparu. La Gestapo a inscrit «Juden» et peint l’étoile de David sur la vitre. Deux membres de ma famille, des résistants d’un réseau de renseignement, ont été déportés. L’un est mort en camp. L’autre, le frère de ma mère, n’a pas survécu après son retour, victime des suites d’expérimentations, des injections d’hormones.»
«Jolie fleur dans une peau de vache» pour Brassens
A 14 ans et un jour, Nadine part faire sa vie. «J’ai gagné mon indépendance en travaillant chez Neubauer, où je cousais les boutons-pressions destinés aux toits amovibles des Peugeot décapotables. Je vivais dans une chambre de bonne.» Embauchée dans un magasin, le destin s’invite pour ses 16 ans. «Une collègue m’a montré une petite annonce: «Peintre cherche des modèles.» Je n’étais jamais allée sur les Champs-Elysées, ça m’amusait.» Le lendemain, à 7h30, le duo se présente dans un superbe immeuble avenue d’Iéna. «Jean-Gabriel Domergue, chez qui les femmes du monde venaient réaliser leur portrait, a ignoré ma camarade, il m’a dit: «C’est vous!» Nadine sera muse et modèle. «Il peignait des filles très minces avec un long cou et des petits seins très en l’air.»
En découvrant les beaux quartiers, l’adolescente est transie de désirs. «Là où j’habitais, ce n’était pas ce que je souhaitais pour le restant de ma vie. J’ai commencé à fantasmer sur les endroits luxueux.» Domergue lui conseille d’aller voir Marc Allégret, metteur en scène en vogue et découvreur de talents. «Dès qu’il avait un œil sur vous, on savait si vous alliez avoir une chance de réussir. Il avait remarqué Bardot et Signoret.» Nadine a 18 ans, Bruno Coquatrix en fait sa speakerine à l’Olympia. Elle se produit dans les music-halls et joue dans plus de 40 films, devenant Nadine Tallier, sorte d’ingénue perverse; doublure nue de Martine Carol. «On voyait ma silhouette, ravissante, je dois dire.»
En 1957, elle tourne avec de Funès dans «Comme un cheveu sur la soupe» avant de donner la réplique à Gabin et à Fernandel. A Hollywood, Darryl Zanuck lui propose le rôle d’une Française dans l’adaptation d’un roman de Hemingway. Sitôt son contrat signé à Los Angeles, elle se fait évincer par Bella Darvi, la maîtresse du cinéaste. «Ça a peut-être été ma chance. J’ai regardé vers l’Angleterre.» Après l’Olympia, dès 23 heures, elle prend des cours d’anglais. «Trois semaines après, j’étais à Londres pour le film musical Girls at Sea.»
Avec ses pommettes hautes et ses yeux en amande, elle fait tourner les têtes. «Boris Vian était très amoureux. A sa mort, sa sœur est venue me voir: «Boris m’a dit que s’il lui arrivait quelque chose, vous étiez la personne que je devais prévenir. Vous avez été l’amour de sa vie.» Georges Brassens restera l’éternel éconduit de cette demoiselle émoustillante. «Il était adorable et timide. «Est-ce qu’on pourrait dîner ensemble?» m’a-t-il demandé en m’apercevant. J’ai répondu: «Avec grand plaisir, Georges, mais demain.» Et ça a toujours été demain.» C’est elle, la «jolie fleur dans une peau de vache», la «jolie vache déguisée en fleur [...] qui vous mène par le bout du cœur» de la chanson.
Le baron succombe à la starlette
A 20 ans, Nadine Tallier a déjà fait le tour de la planète. «J’avais été présentée à la reine d’Angleterre. Dans l’univers du théâtre et du cinéma, les gens ne possédaient peut-être pas la bonne éducation, mais beaucoup d’argent.» Un soir, elle découvre le manuel du savoir-vivre de Louise d’Alq. «C’était au Théâtre des Variétés. En le lisant, j’ai découvert un monde que je ne connaissais pas.» Dans la foulée, elle renonce à faire un beau mariage. «Lance Callingham, richissime héritier Jaguar Daimler, était très amoureux. Nous sommes allés visiter l’appartement où nous devions nous installer. En voyant ma future belle-mère à l’œuvre – «Vous mettrez ça dans le salon, ça dans la chambre» –, je me suis dit: «Mon Dieu!» Et je les ai plantés tous les deux sur le trottoir.»
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Huit jours plus tard, à un dîner, elle est assise à la droite du baron Edmond de Rothschild. «Il a regardé ma bague et m’a dit: «Elle est ravissante, malheureusement votre diamant est faux.» Administrateur de la De Beers, le conglomérat diamantaire sud-africain, il connaissait son sujet. «Lorsqu’il a pris une pilule, j’ai aperçu son alliance dans la boîte. J’ai glissé: «Mon diamant est faux, mais votre alliance est vraie.» Il m’a répondu: «Je suis en instance de divorce.»
Tout en raccompagnant la comédienne de 27 ans, il lui déclare: «Quand nous revoyons-nous? Vous êtes la femme de ma vie.» Le baron est conquis. «Il a ri aux éclats, ce soir-là il était heureux.» Nadine, elle, n’est pas insensible à son charme. «Bien entendu, les gens me disaient qu’il avait un carnet de chèques. Je répondais «Effectivement», ajoutant qu’il avait même une banque.» Il n’était pas beau, mais c’était un homme qui avait une présence, la volonté d’imposer ce qu’il désirait, une grande gentillesse, mais pas tout le temps. C’était un caractère.» Après trois ans de relation, le baron songe à sa descendance. «En rentrant de la chasse, il m’a dit: «Je veux qu’on fasse un enfant.» Nous avons conçu Benjamin un 16 novembre. Je suis restée couchée pendant huit mois sans marcher. J’ai malheureusement perdu trois enfants après lui.» L’union de la starlette et du milliardaire se fera à leur domicile. «Benjamin est né et je me suis mariée. Le maire nous a unis au salon.»
Une fille hors mariage…
La fille de communistes de Puteaux entrait dans le cercle de la richissime famille Rothschild, aristocrates et banquiers milliardaires. «Je me suis convertie au judaïsme avec le grand rabbin Kaplan, cela a pris deux ans.» La désormais baronne Edmond de Rothschild, habillée sur mesure par Grès et Givenchy, va vivre à 100 à l’heure aux côtés d’un entrepreneur à la surface financière sans limites. Des Kennedy à Lady Diana, de Romy Schneider à Greta Garbo, de fêtes en châteaux, elle va recevoir, divertir, côtoyer et confesser tout ce que la planète compte de rich and famous. «Je tenais un rôle de première dame et gérais nos 14 demeures disséminées dans le monde. De Londres, nous partions dîner à New York. Il fallait suivre. Je ne lui ai jamais dit «Je ne peux pas» ou «Je ne sais pas.» Le baron pratiquait la chasse, notamment en son château d’Armainvilliers. «Je n’avais jamais tenu un fusil, j’ai donc appris. En Autriche, j’étais la meilleure carabine. Tout ça, c’était de l’orgueil, aussi. Je voulais être à la hauteur de cet homme qui m’a tout apporté. Je ne l’aurais jamais trahi.»
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Pour lui, elle filtre les dossiers, gère les œuvres de bienfaisance, apprend à être généreuse. «Rien que cette année, j’ai huit projets pour l’hôpital cantonal, dont un pour le diabète des enfants. Cela représente un peu plus de 1 million. J’ai déjà des demandes pour l’année prochaine.» Elle le rappelle à la fin de son ouvrage: «Nous étions un couple qu’aucune épreuve n’a pu briser.» Pas même la naissance d’une fille, jamais évoquée. «Mais vous savez, les Rothschild ont eu parfois des enfants hors mariage, souligne la baronne. Un jour, de retour de chasse, on a dit à mon fils: «Est-ce que tu as rencontré ta sœur?» Benjamin est arrivé et m’a demandé: «Maman, explique-moi ce qui se passe.» Il avait 18 ans. Je lui ai dit la vérité.» A l’instar des Windsor, l’adage «never complain, never explain» était de mise. «Ça fait partie de ma politesse. J’ai perdu Benjamin et, depuis, je m’oblige à être avec les gens ce que j’étais avant, c’est-à-dire de bonne humeur. Chacun a ses problèmes, je ne veux pas arriver avec les miens. Mon deuil, je le porte le soir quand je suis toute seule.»
Un musée à Genève
Elle n’a jamais envisagé de divorcer ni songé à refaire sa vie, malgré la proposition d’un Rockefeller encore alerte mais très âgé. «Je n’ai jamais conçu le mariage avec à la clé un divorce. Ma famille était très importante. J’ai tenu mon monde, mon foyer, comme beaucoup de femmes peut-être à une certaine époque. Admettons que j’étais démodée. Mon mari, à qui l’on demandait un jour: «Vous avez eu un enfant hors mariage. Pourquoi n’avez-vous pas rompu?» a rétorqué: «On ne divorce pas d’une femme qui s’est convertie pour vous.» Et la fidélité? «C’est quand on n’a pas trouvé mieux ailleurs, lance Nadine de Rothschild. Est-ce que j’ai été fidèle? Non, pas du tout. Mais par pensée, pas par action ou par obligation. Je ne vous dirai jamais que j’ai été infidèle! Il ne faut jamais avouer.»
Comme un dernier hommage à cet homme-là, à leur vie étourdissante, à leur couple, elle veut léguer son héritage. Après le décès du baron, elle a laissé à son fils la jouissance du château de Pregny, de l’hôtel particulier de la rue de l’Elysée, du domaine Château Clarke ou encore du chalet de Megève, mais elle n’a pas donné ce qu’il y avait dedans. «Aujourd’hui, je veux faire à Genève, avec les objets et les œuvres d’art dont j’ai hérité, un grand musée Rothschild au nom de notre couple. J’aimerais voir aboutir ce projet de mon vivant.» Des œuvres, mais combien et lesquelles? Nadine de Rothschild lâche du bout des lèvres: «Nous possédons des toiles d’Elisabeth Vigée Le Brun…» On imaginera le reste. Avant de la quitter, on lui demande si elle n’a pas vécu en dehors de la réalité. «Bien sûr que oui. Mais j’ai quand même gardé les pieds sur terre. Je sais d’où je viens et là où je vais.»
Douze femmes de tête
«Très chères baronnes de Rothschild» (Ed. Gourcuff Gradenigo) est le 15e livre signé Nadine de Rothschild, avec, cette fois, la collaboration d’Eric Jansen. L’ouvrage, richement documenté, foisonne d’anecdotes. Il dresse le portrait de 12 femmes de tête au parcours étonnant. De 1800 à nos jours, elles ont marqué de leur empreinte la célèbre dynastie de banquiers.