Depuis deux semaines, le duo de danseurs Nadia et Dakota, formé à Martigny, porte loin la réputation du Valais et sa bannière étoilée. Leur chorégraphie intitulée Ne me quitte pas, saluée par un jury ému aux larmes, dans l’émission La France a un incroyable talent, est devenue virale. En 2 minutes et 20 secondes, sur le thème de la violence conjugale, ils ont exprimé sur M6 avec des gestes justes et virtuoses la maltraitance, l’emprise, la force et la domination insidieuse ou brutale au sein du couple. Ce rapport amour-haine de deux amants enchaînés suscite une immense émotion.
Lundi dernier, la vidéo de leur prestation postée sur Facebook totalisait 40 millions de vues et 250'000 commentaires. Ces chiffres ne cessent de grimper et les messages et coups de fil leur parviennent sans discontinuer. France, Suisse, Japon, Haïti, Amérique du Sud, Norvège: le monde entier se passionne pour eux.
Réaliser ses rêves
Nadia Ladeiras, 22 ans, est originaire du Portugal. Serge «Dakota» Simao, 28 ans, vient d’Angola. «Ma mère est à moitié Congolaise. Elle a fui la guerre. Lorsque nous sommes arrivés en Suisse, j’avais 3 ans et ma petite sœur quelques mois. Nous avons été accueillis à Viège dans un centre pour réfugiés.» Sa famille recomposée compte sept frères et sœurs.
Les bras et le torse du danseur tatoués de sombre jusqu’au bas-ventre illustrent son parcours. Rien ne laisse supposer les blessures derrière la douceur de sa voix, une paire de lunettes intellos et un sourire timide qu’il esquisse avec parcimonie. «L’homme au parapluie ouvert sur lequel tombe de l’argent, c’est mon père. Il achetait des voitures en Suisse pour les revendre au pays. Il est mort d’un cancer. J’avais 5 ans. Je ne l’ai pas connu. Il a passé son existence à bosser sans vivre. Moi, je veux réaliser mes rêves.»
Il y a aussi un éléphant stylisé, symbole de l’Afrique, et le visage des membres de sa famille. «La toute première inscription, c’est celle-ci, dit-il. Un hommage à Fernando, mon copain d’enfance. Il vivait à Martigny comme moi. Il a été poignardé à l’âge de 15 ans à Lisbonne pour 100 euros qui lui étaient dus et qu’il réclamait.» Les deux ados rêvaient basket. «Dans ma tête, toute ma carrière était tracée depuis l’enfance, j’étais persuadé d’accéder aux ligues les plus prestigieuses, poursuit Dakota. Je voulais et je veux toujours devenir célèbre et mettre toute ma famille à l’abri.»
A l’époque, comme rien ne lui est dû, Dakota arbitre des matchs et bosse pour payer ses cotisations et sa licence. «Je ne voulais pas que ma mère débourse 450 francs. Elle se cassait déjà le dos pour nous. Elle faisait des ménages, toutes sortes de jobs alors qu’elle avait une formation d’aide-soignante, mais on la refusait partout. Le soir, lorsque je la voyais rentrer épuisée, ça m’était insupportable.» Le décès brutal de son jeune camarade et un ligament déchiré au genou vont modifier son destin. La danse? Ça avait plutôt mal commencé. «Je cassais les pieds de Bruno. C’était la superstar de la ville. Il dansait. Au bout de la cinquantième fois, il a cédé et m’a dit: «Viens!»
Dakota le suit au studio Armistice. Là, c’est l’injonction: «Danse!» Paralysé par le trac, Dakota fond en larmes. «Je n’étais pas à l’aise avec mon corps. Je me suis senti humilié et je suis parti.» Un mois plus tard, entraîné comme un guerrier, il revient, galvanisé par les pas de son idole Michael Jackson et le visionnage en boucle du film culte Street Dancers avec ses battles hip-hop épiques. Il encaisse. Même le racisme ordinaire. La figure de Martin Luther King dessinée dans sa chair symbolise un autre combat. «Je les ai entendus, les «J’aime pas les Noirs, mais toi je t’aime bien» ou «Bamboula». Je n’ai jamais rien dit. A cet âge-là, je devais avoir honte de mes origines.»
Dakota a un cœur énorme et la gagne chevillée au corps. «Les autres ont du talent, du génie même. Moi, je bosse dur. Lorsque quelqu’un danse mieux, j’étudie son style afin de l’égaler. Je ne finirai jamais deuxième!»
Dans la région, sa notoriété a vite grandi. Il gagne des compétitions. Locales, nationales, puis internationales. Une trentaine de titres et autant de coupes. A côté, Dakota est dessinateur, employé dans une entreprise de fabrication de centrales de ventilation. Il a ouvert son école, WLS pour Walk Like A Soldier, dans une salle de squash. C’est ici que Nadia a débarqué un beau jour, à l’âge de 15 ans.
Toute menue, chevelure bouclée, la jeune femme ne pratique que depuis six ans. Lorsqu’ils dansent, Dakota et elle sont comédiens sans le savoir. A peine mettent-ils une musique, ce jour-là, le rap mélodique Jumanji de B Young, qu’ils expriment mille nuances et se transcendent.
Qu’ils prennent une pose ou esquissent un pas, et instantanément naît un tableau. Changeant, vivant, troublant. Le duo est comme ces illusionnistes. Des as du close-up. On ne voit pas le truc mais le charme opère.
Le parcours de Nadia n’a pas été de tout repos. «Je suis arrivée en Suisse à 8 ans. Mes parents se sont séparés deux ans plus tard.» Papa est maçon, maman coiffeuse. Ils finissent par se retrouver. «Aujourd’hui, je travaille dans l’hôtellerie, à Loèche-les-Bains.»
La danse est devenue son remède. «Dans l’action, rien ne me pèse. Je me sens bien. Je suis dans ma bulle, je deviens une autre.» Au milieu de quarante autres, on ne voit qu’elle.
Elle n’est pas une danseuse d’instinct. «Au début, ma prof me recadrait en disant: «Tu me bouffes mes chorés!» J’allais plus vite que la musique à cause du stress.» Elle commence par explorer le dancehall ou ragga, un style originaire de la Jamaïque, avant d’enchaîner avec le hip-hop et le krump, né dans les ghettos. «Avec Dakota, on fait même des portés sans tapis de protection. J’ai totalement confiance en lui.»
Comme tous ses élèves, l’aîné très protecteur va la prendre sous son aile. Ils se sont apprivoisés, puis se sont confiés l’un à l’autre et forment désormais un tandem en parfaite osmose. Tellement synchro qu’on jurerait deux corps pour un seul cerveau. En couple? «Non. J’ai une copine. Nadia, elle, est célibataire. Je pense qu’elle va bientôt recevoir des propositions», glisse Dakota en riant.
Champions du monde…
En 2017, le duo tentait sa chance à World of Dance Switzerland. Un tremplin pour la plus disputée des compétitions internationales: les mondiaux à Los Angeles. Arrivés premiers en Suisse, ils sont partis l’été dernier rafler le titre de champions du monde de hip-hop chorégraphique, au nez et à la barbe des Américains. En dansant dans une structure en forme de cube, ils ont expérimenté les mouvements qui feront leur succès sur le petit écran français.
«A peine revenus à Martigny, on s’inscrivait au casting de M6 à Lyon.» Leur numéro impressionne. Tant et si bien qu’il devient le clip promotionnel de la nouvelle saison de l’émission avant même que ne débute la compétition.
«Pour nous, la danse doit avoir une signification, précise Dakota. Danser, c’est dire quelque chose. Avec des virgules et des points. Une ponctuation.» Ils ont affûté leur expressivité en regardant Jacques Brel. «Son visage en gros plan lorsqu’il chante Ne me quitte pas fait passer tellement de nuances. Même si, en apparence, il ne se passe presque rien.»
Sur scène, ils ont choisi la chanson Figures de Jessie Reyez. «Je voudrais te faire mal en retour / Amour, que ferais-tu si tu ne pouvais pas me récupérer? / Tu es celui qui va perdre», chante nonchalamment l’artiste canadienne d’origine colombienne.
L’intensité pure exprimée par Nadia et Dakota à travers une écriture corporelle dépouillée leur vaut un succès sans frontières. Ce langage, comme le mime, a une portée universelle. «Il faut que le spectateur saisisse chacune de nos intentions. A chaque enchaînement, on se demande: «Pourquoi?» A la fin, on ne garde que l’essentiel.»
Face à ce miroir, victimes et bourreaux ont réagi. «Des hommes nous ont écrit pour nous dire que c’est en nous regardant qu’ils avaient pris conscience de ce qu’ils faisaient subir aux femmes.»
Nadia et Dakota se sont documentés sur le sujet. «On voulait faire passer l’impalpable, au-delà des coups et des blessures. La violence psychologique, partie intégrante de la thématique des violences conjugales.»
Les larmes de Dakota
Le témoignage d’une amie commune a tout déclenché. Avant même l’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo ou encore la mise en accusation de Gilbert Rozon, juré de l’émission, accusé l’an dernier de harcèlement, d’agression et même de viol et aussitôt débarqué du programme. «La chorégraphie est née d’elle-même, dans l’instant. Elle respire avec nous. On ne l’exécute jamais deux fois de façon identique.»
A la fin, sous les applaudissements, les larmes coulent sur le visage de Dakota. «C’est la première fois de ma vie que je pleure pour quelque chose de positif. Je ne me savais pas si sensible. J’ai trop d’émotion en moi. Deux heures après un succès, je ne ressens plus rien. Je devrais peut-être aller voir un psy, non?» En marge, ils préparent un documentaire avec leur prestation ponctuée de témoignages de femmes.
Dans les rues de Martigny, on se pousse du coude en les voyant. Nadia et Dakota répondent en souriant. Crevés mais heureux, ils vivent pleinement leur rêve. Chaque jour, devant leurs écrans de téléphone, le duo consacre deux heures à répondre à son public. «Je ne dors plus que cinq heures par nuit», confie la jeune femme.
Ils ont aussi postulé pour World of Dance, diffusée sur NBC, avec Jennifer Lopez. En France, si tout se passe comme prévu, il leur reste à affronter la demi-finale puis la finale en décembre. Les téléspectateurs appelés à voter auront le dernier mot. «Si on gagne, on arrête de fumer», s’amusent-ils. Les deux danseurs resteront sur le même thème. «Notre prestation s’articule en trois tableaux. Elle forme une unité. Et quoi qu’il arrive, on restera vrais. Fidèles à nous-mêmes.»