Ce n’est pas une nouvelle aventure de Blake et Mortimer, ni vraiment la dernière histoire belge qu’on se raconte, mais une bien étrange affaire qu’Edgar P. Jacobs, le plus célèbre dessinateur du Plat Pays – avec Hergé – n’aurait sans doute pas osé imaginer. Un véritable polar où tous les ingrédients d’une «bonne histoire», comme disait Gabin, sont réunis dans cette série noire où les cadavres sont des héros de papier: un énigmatique coffre-fort, des millions d’euros, des œuvres d’art qui s’évaporent, un dernier testament apparu comme par enchantement, une Rolls-Royce qui chauffe les esprits. Et encore des marchands d’art peu scrupuleux entre Paris et Hongkong, et bien sûr le fantôme du colonel Orlik, le traître fourbe, un des plus fameux méchants de l’histoire de la BD, né sous le crayon de génie du papa de tant de chefs-d’œuvre immortels comme La marque jaune, Le mystère de la grande pyramide ou Les 3 formules du professeur Sato.
«S’il voyait ça, je crois que mon grand-père se retournerait dans sa tombe», lâche au téléphone, dépitée, Viviane Quittelier, la petite-fille «par alliance» d’Edgar P. Jacobs. En fait, la rumeur courait depuis pas mal de temps chez les initiés, mais le scandale a éclaté au grand jour en septembre dernier en première page du quotidien Le Soir, à Bruxelles: la police fédérale belge confirmait avoir ouvert une enquête pour tenter de retrouver près de 200 planches originales disparues d’un coffre-fort de la Fondation Edgar P. Jacobs à Bruxelles, créée du vivant de l’auteur en 1984. La légende de la bande dessinée, alors âgée de 79 ans et sentant ses forces faiblir, imaginait cette structure pour «éviter la dispersion anarchique» de son œuvre et surtout «la mainmise par certains affairistes». Trois ans plus tard, le vieil homme s’éteignait paisiblement, l’esprit serein, ses planches mises à l’abri dans les sous-sols de la Banque Bruxelles Lambert. Une photo immortalisait d’ailleurs le célèbre Belge glissant la totalité de son œuvre derrière la lourde porte blindée d’un profond coffre-fort: «Plus de 700 planches, mais aussi des centaines de crayonnés et de calques», selon un des administrateurs de la fondation.
Trésor inestimable
Mais voilà, patatras, depuis cette date, un tiers de ce trésor inestimable a mystérieusement disparu et se retrouve aujourd’hui proposé à la vente en pièces dispersées dans des galeries de marchands français ou mis aux enchères, faisant le bonheur de collectionneurs, avec la plupart du temps des certificats signés de la… Fondation Edgar P. Jacobs! A Paris, par exemple, le 14 mars 2015, la planche originale no 8 de La marque jaune, retouchée à la gouache blanche, où surgit l’œil de Septimus, le personnage clé de l’histoire, atteignait le prix de 205 000 euros lors d’une vente chez Christie’s. A Hongkong, chez Artcurial, le 3 octobre 2016, la planche no 14 du même album à l’encre de Chine était adjugée pour 117 000 euros, frais inclus…
Comment ces raretés, sorties tout droit du coffre de la Fondation Edgar P. Jacobs, se sont-elles retrouvées ainsi dispersées à tous vents? Jacobs avait laissé une liste claire, mais à l’envers ou par défaut, si l’on peut dire, dans laquelle il avait mentionné neuf pièces originales manquantes lors de la mise au coffre: six qui lui avaient été dérobées, souvent prêtées et non rendues, trois autres qu’il avait offertes à des tiers. Mais en 2015, la fondation est dissoute dans des conditions peu claires, placée en liquidation judiciaire, les droits de l’œuvre cédés contre espèces sonnantes et trébuchantes à l’éditeur Dargaud, trop heureux d’ajouter un nom aussi prestigieux à son catalogue. C’est à ce moment-là que son président, Philippe Biermé, confie le précieux trésor à la Fondation Roi Baudouin, qui gère notamment aussi les fonds de plusieurs musées belges. Mais lors du transfert des cartables, la surprise est au rendez-vous: en inventoriant rapidement les planches, le président de la fondation, Dominique Allard, en comptabilise seulement 470 et ne peut masquer sa surprise: 190 planches sont manquantes et ont été dispersées en trois décennies!
Tous les regards se tournent évidemment alors vers le président de la Fondation Edgar P. Jacobs, l’inévitable Philippe Biermé. Cet ancien retoucheur des Editions du Lombard, éditeur de Blake et Mortimer, s’était rapproché du vieux Jacobs à la fin de sa vie, s’autoproclamant son fils spirituel. Il s’affiche aujourd’hui dans les médias posant devant sa Rolls-Royce, menant grand train, tout en jurant, la bouche en cœur, qu’il n’est évidemment pour rien dans toute cette affaire: «Un pillage organisé de l’œuvre de Jacobs a bien eu lieu, mais il remonte pour l’essentiel à 1987», se défend-il dans Le Parisien, déclarant avoir lui-même déposé plainte. Des voleurs s’étaient en effet à cette date introduits dans la villa du maître, mais à une période de sa vie où le dessinateur avait déjà placé ses trésors dans le coffre de sa banque bruxelloise… De leur côté, les marchands parisiens spécialisés proposant des planches originales à la vente à prix d’or, évoquent eux, évidemment, le secret professionnel et refusent de s’exprimer sur la provenance de leurs trésors. Mais en attendant d’y voir plus clair, les transactions continuent de plus belle…
«Je me battrai jusqu’au bout»
S’ajoutent les deux testaments rédigés par Jacobs. Le second, très tardif, rédigé le 10 décembre 1986 deux mois avant sa mort – comportant une signature bizarre avec le «P» inversé d’Edgar P. Jacobs – annulait le premier, spoliant définitivement sa petite-fille adoptive, Viviane Quittelier. Ceci au profit de son «fils adoptif» Philippe Biermé, désigné comme son ayant droit, et à ce titre, détenteur des clés de l’immense coffre-fort. «Je me battrai jusqu’au bout, dit-elle, en mémoire de mon grand-père qui le mérite bien.»
Mais les choses bougent. En plus du juge belge qui dirige l’enquête, un magistrat français a été désigné pour coordonner les actions judiciaires entre les deux pays. Et selon nos informations, des commissions rogatoires doivent parvenir ces prochains jours aux autorités suisses. Dans le collimateur, deux personnes au moins domiciliées dans notre pays (identités connues de la rédaction), financièrement très aisées, une dans le canton de Genève et une autre dans les Alpes vaudoises. Concernant cette piste helvète, le juge Michel Claise, chargé du dossier à l’Office central de la lutte contre la délinquance organisée (OCDEFO) n’est guère prolixe: «Je ne parle pas aux journalistes. Mais appelez le parquet la semaine prochaine», répond-il, un brin amusé, avant de raccrocher poliment.
Dans ses mémoires, parus peu avant sa mort, le créateur de Blake et Mortimer se félicitait d’avoir eu sa vie durant «le rare privilège d’être, à la fois, l’auteur, l’interprète et le metteur en scène d’un singulier, mais bien passionnant, opéra… de papier». Devenu aujourd’hui, malgré lui, un véritable opéra de… millions d’euros.