Le coquet stade bernois est posé au bord d’une forêt. Il fait frais et l’herbe humide qui sert aussi de pelouse à la valeureuse équipe de football du FC Köniz n’a pas grand-chose à voir avec le sable brûlant de Doha.
Or c’est dans les Emirats, à 6000 kilomètres de ce décor de banlieue, que Mujinga Kambundji vient deux jours plus tôt de décrocher un triomphe qu’elle a souvent manqué d’un souffle. Le 2 octobre, elle est devenue la première sprinteuse suisse à gagner une médaille lors de Mondiaux d’athlétisme, et même à se qualifier pour une finale. La deuxième athlète suisse médaillée lors de Mondiaux, après Anita Weyermann, qui vit à quelques kilomètres.
«Peut-être...»
A la fin de sa course, on a vu Mujinga regarder le grand écran, incrédule: «Je me suis dit que j’avais peut-être réussi. Mais j’ai souvent pensé «peut-être» et j’ai fini quatrième… Puis j’ai réalisé: cette fois, je l’ai fait!» Aux caméras de télévision, sourire extasié, elle a lâché: «Je savais que c’était possible, j’ai su courir sans me poser de questions. Je me réjouissais.» Avant de découvrir sa famille ivre de bonheur dans les tribunes, puis les 255 nouveaux messages sur son téléphone, puis la Suisse en liesse.
Sur ce petit stade des faubourgs de Berne, tout est ô combien plus paisible. C’est pourtant là, à quelques mètres de la maison où elle a grandi avec ses trois sœurs, que Mujinga a construit son bonheur d’aujourd’hui. Quand elle est en Suisse, elle vient s’entraîner quand elle veut, elle a les clés, les footballeurs la connaissent. Ici tout le monde la connaît, en réalité.
Sourire en coin, Jacques Cordey, son premier entraîneur, déniche un starting-block dans un vestiaire, pour la photo. Malgré son nom furieusement «welsche» et son lieu d’origine, Savigny (VD), «dont je suis fier», Cordey est un Bernois, un vrai: modeste, accueillant. Il se réjouit: «Mujinga, c’est vraiment une fille d’ici, restée authentique. Sa joie, tout le monde la partage. Un exemple? Parmi les messages, il y avait sa monitrice d’auto-école d’il y a des années, qu’elle n’avait jamais revue.»
«Elle devait s’organiser»
Mujinga, Jacques Cordey la connaît depuis petite, il a une fille du même âge. Mais il l’a découverte sportivement un jour de 2008. Elle avait 16 ans, elle était emplie d’appétit pour la compétition. Il l’a accompagnée aux Championnats suisses, à Fribourg. Junior parmi les adultes, elle y a fini quatrième sur 100 m, à un centième de la Vaudoise Lavanchy; puis deuxième sur 200 m, derrière Ellen Sprunger, la sœur de Lea. «A cet âge-là, c’était incroyable. Surtout, j’ai constaté qu’elle s’améliorait à chaque tour, ce qui est rare chez une si jeune fille.»
Il avait un diamant brut entre les mains, à ne pas abîmer. En premier lieu, il s’est attaqué à l’aspect scolaire. «Elle était au gymnase et n’était pas bien organisée pour apprendre. Ce n’était pas une question d’intelligence. Il fallait juste trouver une solution, par exemple, pour lui éviter le stress avant les épreuves.» Pour le sport, il a eu l’inspiration d’impliquer Mireille Donders, recordwoman de Suisse du 100 m de 2001 à 2014, dont il s’occupait aussi. «Mireille m’a beaucoup aidé avec Mujinga. Elles ont parlé de femme à femme. Elles le font encore.»
Quelle motivation?
Avant de travailler sur la durée, il a voulu être certain du degré de motivation de la sportive. Cette preuve, il l’a obtenue peu après, en 2009, lors des Mondiaux U18 en Italie. Sur 100 m, face à l’élite internationale, elle a passé trois tours pour terminer neuvième, à 2 centièmes de la finale. «Elle était triste, bien sûr, mais elle a vite dit qu’elle y arriverait, qu’elle irait plus vite. Avant la demi-finale, comme j’étais nerveux, c’est même elle qui est venue me calmer. C’est une fille pas compliquée, à qui il ne faut pas trop parler. Elle est faite pour la compétition, c’est ce qu’elle aime.»
Le lendemain, sur 200 m, alors qu’elle s’était fait voler ses chaussures à l’hôtel, elle a fini sixième et a battu son record personnel. Cette fois, Jacques Cordey était convaincu. Il est allé rencontrer les parents. «Une famille brillante. Avec un tel entourage, Mujinga n’a jamais eu et n’aura jamais besoin de soutien psychologique ou de préparation mentale. En cas de problème, tout se discute à la table de la cuisine.»
Grande capacité d'adaptation
En 2013, il a eu l’intelligence de se retirer. «Mujinga voulait plus que le temps que je pouvais lui offrir et je sentais qu’elle pouvait aller plus loin.» Elle a ensuite tenté plusieurs entraîneurs, jusqu’à quatre en deux ans, est passée par Mannheim, Berlin, Londres. Jacques Cordey est toujours resté, en retrait, pour un mot, un conseil, tout comme Mireille Donders. Lors des compétitions, il lui envoie rituellement quelques SMS, à elle et au préparateur à ses côtés, important pour elle, Adrian Rothenbühler. «Je ne parle jamais de motivation, pas besoin. Je lui donne des indications techniques, une position de pied, une attitude, et c’est elle qui décide. Elle aime avoir plusieurs opinions. Surtout, c’est quelqu’un qui sait se focaliser. A Doha, vous ne l’avez jamais entendue se plaindre de l’hôtel, de la chaleur ou de la nourriture. Elle s’adapte sans discussion.»
C’est ainsi qu’elle a surmonté sa déception sur 100 m, où elle a échoué à 5 millièmes de la finale. Ce jour-là, l’Américaine qui l’a devancée était allée plus vite, voilà tout. Mujinga l’a accepté, tout comme elle a exploité le fait que plusieurs favorites déclarent forfait sur 200 m, quelques jours plus tard. Son tour était venu, tout simplement.