Après deux mois de doses apéritives sur les réseaux sociaux* pour se mettre en bouche, le Blick romand débarque enfin en force sur le web ce mardi 1er juin. Car c’est bien la plateforme web qui sera le navire amiral de cette nouvelle flottille numérique d’information francophone. Ce débarquement du média au logo rouge et blanc va faire un bien fou à la Suisse romande. Comme le précisait avec pertinence en fin d’année passée Christian Dorer, rédacteur en chef du groupe Blick, le jour où le projet avait été rendu public, «le paysage médiatique romand a des années de souffrance derrière lui: de nombreux titres de médias ont été préservés dans un état végétatif, ont fusionné ou ont même complètement disparu».
Il aura quand même fallu soixante-deux ans pour que Blick (fondé donc en 1959) ose se faufiler à travers le Röstigraben pour donner vie à un petit frère romand, en l’occurrence numérique. Ringier avait été plus réactif en 1921 en lançant L’illustré, version romande de la Schweizer Illustrierte fondée dix ans plus tôt seulement. Mais ce n’est pas faute d’avoir souvent pensé à un Blick romand, comme le rappelle Marc Walder, CEO de Ringier: «Nous avons planché depuis de longues années sur un tel projet. Il fut même question à l’époque d’un journal imprimé. Cela ne s’est pourtant jamais fait. Quand ce n’est pas l’audace qui nous manquait, c’était le timing qui n’était pas idéal.»
Cette fois, l’audace et le timing sont réunis. Il faut dire aussi que la révolution numérique des années 2000 a rétréci la planète. Et la Suisse, déjà petite, en est devenue carrément minuscule. Les Romands ne vont plus à Bâle une fois tous les dix ans pour visiter le zoo. On a plutôt, et heureusement, pris l’habitude de s’offrir un grand week-end à Zurich ou une semaine de vacances dans les Alpes grisonnes. Et puis la Suisse alémanique, de son côté, est devenue plus conviviale, plus hédoniste. On y mange désormais au moins aussi bien qu’en Romandie et la qualité de l’accueil est exceptionnelle. Des dizaines de milliers de touristes welsches ont pu le vérifier durant cette année de pandémie, de Schaffhouse à Zoug, de Berne à Saint-Gall. Bref, l’émiettement de la barrière de rösti a elle aussi favorisé la naissance de ce Blick qui sera franchement national dès le 1er juin.
Ultime évolution favorable à ce projet, l’ancien complexe de supériorité alémanique à l’égard des Welsches s’est beaucoup estompé. Blick Romandie sera donc suisse, certes, mais aussi et d’abord romand, comme tient à le préciser Marc Walder: «Michael Ringier et moi-même aimons énormément la Romandie, ses cultures, ses mentalités, ses habitants. Ce lancement est donc aussi un coup de cœur personnel de la direction de Ringier. Et que les Romandes et les Romands sachent que nous sommes, nous aussi, la Romandie. Je veux dire par là que nous ne faisons pas un Blick pour la Romandie depuis Zurich. Nous faisons un Blick en Romandie, et un Blick par et pour les Romandes et les Romands.»
Les deux chefs de ce projet sont d’ailleurs bel et bien de purs Romands. Et tous deux viennent de L’illustré. Le rédacteur en chef Michel Jeanneret avait en outre le profil idéal pour créer ce «premier média national en Romandie», comme il le répète lui-même. Les journalistes de L’illustré ont pu vérifier, au fil de ses dix années comme rédacteur en chef, que ce bilingue lit assidûment aussi bien le grand hebdomadaire allemand – plutôt élitaire – Die Zeit que le Blick, que nous recevions quotidiennement de Zurich. Cet ancien journaliste parlementaire puis rédacteur en chef adjoint du Matin se passionne autant pour la politique suisse que pour les faits divers, deux domaines essentiels de Blick, avec le sport, dont il est moins friand. Mais la vie culturelle, littéraire notamment, lui est également familière, même si les plaisirs de la cuisine, qu’il pratique quotidiennement lui-même, semblent occuper une place centrale chez ce grand bosseur et néanmoins bon vivant. Sa polyvalence sera en tout cas précieuse dans les choix éditoriaux de Blick.ch.
«Blick, c’est une liberté de ton extraordinaire, c’est du journalisme rentre-dedans, explique Michel Jeanneret, visiblement impatient de secouer la torpeur et les idées reçues qui corsètent trop souvent les médias romands. Mais en plus de cette liberté de ton, nous allons proposer aux Romands des informations exclusives, de vrais scoops, avec notre équipe de 20 jeunes journalistes très pointus dans leurs domaines respectifs. Notre but n’est pas de traiter de manière complète l’actualité mais de traiter de manière exhaustive l’actualité la plus importante, celle qui intéresse vraiment le public.»
Quant au contenu du grand frère zurichois, il offrira un réservoir inépuisable de sujets certes alémaniques, mais qui sont tout à fait susceptibles, moyennant une adaptation méticuleuse, d’intéresser les Romands, et même de leur faire découvrir d’autres thèmes et d’autres personnalités que ceux et celles qui tournent inévitablement en boucle dans le microcosme médiatique francophone.
L’autre chef de cette direction bicéphale n’est pas journaliste. Thomas Deléchat incarne parfaitement les jeunes cyborgs qui hantent désormais les rédactions, quand celles-ci veulent réussir leur délicate transition numérique. Pour le repérer à la grande table de commune de la coquette rédaction décorée par une fresque encore toute fraîche, il suffit de regarder les écrans d’ordinateur: le sien affiche invariablement des statistiques d’audience, des graphiques énigmatiques. Son bureau, c’est Cap Canaveral avant un lancement de fusée. C’est parce que le «product owner» de la nouvelle entité joue un rôle d’aiguilleur en chef des contenus informatifs variés (articles, vidéos, podcasts, newsletters, etc.) que produisent les trois «labs» de Blick Romandie, soit les trois équipes (journalistes, vidéastes et traducteurs-adaptateurs) qui collaboreront transversalement pour toucher toutes les communautés de consommateurs d’information, de Delémont à Sion en passant par Fribourg et Genève.
Faire correspondre des audiences très diverses à des contenus eux-mêmes variés sur la forme comme sur le fond, et diffusés par des canaux distincts (web, réseaux sociaux et autres vecteurs), cela demande des qualités analytiques à mi-chemin entre intelligence biologique et artificielle. Les pouvoirs quasi transhumanistes de Thomas Deléchat devraient permettre à la marque Blick de s’imposer rapidement et naturellement en terres latines auprès du public cible des 25-45 ans. Mieux: ce Blick romand, sa structure originale, ses méthodes novatrices serviront carrément de hub d’innovation pour le groupe Ringier.
Même si ce Blick romand numérique développe et développera son identité propre, il n’est pas inutile de rappeler (trop) brièvement ce que fut le Blick des origines et son évolution. Il y a deux ou trois décennies, ce journal était encore, vu depuis la Romandie, un des symboles les plus souvent cités des différences culturelles de part et d’autre de la Sarine. Pour les Romands, plus pudibonds que leurs compatriotes germanophones, c’était simplement (et injustement) le journal publiant quotidiennement une photo de femme dénudée. Et pour les moins mal informés, c’était un journal de boulevard à l’affût du dernier scandale national. En fait, c’était un média que les Romands ne lisaient pas. Le Blick, c’était surtout, et c’est encore, une véritable machine de guerre journalistique qui fait mieux et plus vite que la concurrence son travail d’information sur les sujets d’actualité qui intéressent le plus les gens. Et son autre particularité, c’est son insolence, son irrévérence, qui lui valurent durant ses premières années d’être ouvertement détesté (mais lu en cachette) par l’intelligentsia politique et culturelle alémanique.
De droite ou de gauche, le Blick? Réactionnaire ou progressiste? Ces étiquettes ne s’appliquent pas à cette marque indépendante. En 1983, le Blick avait soutenu par exemple la première candidature féminine au Conseil fédéral, celle de Lilian Uchtenhagen. Le machisme de la droite parlementaire de l’époque, à l’origine de la défaite humiliante de la socialiste, avait été dénoncé en termes virulents par le journal zurichois.
Le Blick, c’est aussi un courrier des lecteurs d’une saine virulence et qui nous rappelle que la franchise alémanique, que l’on prend parfois pour de la brutalité, est souvent plus saine que les accommodations florentines de la latinité.
Le Blick, c’est encore une actualité sportive qui avait très vite compris que le compte rendu des matchs de foot et de hockey devait être complémenté par des nouvelles plus dérangeantes sur le monde sportif, sur ses intrigues, ses dérapages. Le Blick, même avec ses imperfections, c’est au fond du journalisme moderne mis à disposition du peuple. Il était temps qu’il débarque en Romandie, sous une forme qui fédérera le meilleur des Welsches et le meilleur de l’Alémanie. Vivement mardi!
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