«Le monde va de plus en plus mal.» Que celui ou celle qui n’a pas prononcé cette phrase au moins une fois lève le doigt. Si c’est d’urgence climatique qu’il s’agit, alors l’affirmation prend tout son sens. Mais si l’assertion concerne le quotidien des 7,7milliards de Terriens, il faut nuancer. Car malgré les apparences, tout n’est pas si noir. «Il n’y a quasiment jamais eu aussi peu de guerres qu’aujourd’hui», note en préambule Xavier Colin, journaliste politique de renommée internationale.
Un constat qui tranche avec la flambée de conflits sociaux qui agitent ou ont agité la planète cette année; une trentaine recensés. Avec, à la clé, ce sondage de l’institut américain Gallup, qui mesure l’état émotionnel de l’humanité depuis 2006. Publiée en avril, l’édition 2019, qui s’appuie sur 151 000 entretiens réalisés dans 140 pays, révèle une augmentation générale d’émotions négatives telles que la colère, la tristesse et l’anxiété.
Concrètement, plus d’une personne sur trois affirme avoir ressenti beaucoup d’inquiétude (39%), de stress (35%) et au moins une personne sur cinq a ressenti de la tristesse (24%) ou de la colère (22%). Des niveaux record, selon l’organisme.
- Le monde est-il en train de sombrer dans le chaos?
- Xavier Colin: Je ne crois pas. Le monde est certes en ébullition, mais pas en révolution. Parmi toutes ces colères, peu mettent fondamentalement en cause le système. Ce sont surtout la corruption et les inégalités qui sont visées et traquées. A cet égard, l’exemple de la France est symptomatique. Que disent les «gilets jaunes»? «Nous payons des impôts et, en retour, nous ne recevons plus rien. Plus de poste, plus d’école, plus de gare, moins d’accès aux soins.» Aux inégalités s’ajoute donc le mépris. L’impression d’être abandonné. On n’est pas bien et, en plus, on se fout de nous. Tous les ingrédients de la révolte sont réunis.
- Ce qui étonne, ce sont les raisons qui ont provoqué ces embrasements. Une taxe sur les appels gratuits au Liban, l’augmentation du prix des transports publics au Chili, l’augmentation du prix des carburants en France et en Iran, etc.
- Ce n’est pas aussi étonnant que cela. Ces «réformettes» ne sont pas directement la cause de la colère, mais la goutte qui a fait déborder le vase. La provocation de trop qui a fait sauter le couvercle. Grâce aux réseaux sociaux, ces coups de sang se propagent à grande vitesse et jettent spontanément les gens dans la rue. C’est très impressionnant.
- Cela dit, on ne peut pas comparer le mouvement de Hongkong à celui du Chili, par exemple?
- Sur le fond, non, bien sûr. Mais sur la forme, les deux sont issus d’une provocation des gouvernements respectifs. Politique à Hongkong et économique au Chili.
- Selon vous, il existe un dénominateur commun à toutes ces crises, si on comprend bien…
- Oui. Et pas seulement à propos des raisons qui poussent les populations à se soulever. Ce que j’observe surtout, ce sont les fronts unis qui se sont formés un peu partout. Regardez au Liban. A l’exception du Hezbollah, toutes les communautés et les formations politiques, plus de quinze, manifestent côte à côte, en faisant abstraction des différences qui les opposent habituellement. Idem en Algérie, alors qu’à Hongkong le mouvement rassemble toutes les couches de la population et toutes les générations. En France, les «gilets jaunes» ont eux aussi créé cet élan de solidarité. Des gens qui habitent sur le même palier et qui s’ignoraient jusque-là se sont retrouvés à partager le bout de gras sur les ronds-points. On pourrait multiplier les exemples.
- Le contre-exemple, c’est l’Irak…
- C’est un cas particulier, en effet. L’insurrection irakienne n’a rien à voir avec un mouvement spontané. C’est malheureusement la continuation des événements qui secouent le pays depuis plus de vingt ans. Les causes sont toujours les mêmes. La corruption, la mainmise de la communauté chiite qui empêche la création d’un véritable système politique et, désormais, l’iranisation rampante du pays. Preuve qu’il ne suffit pas d’organiser des élections estampillées «libres et démocratiques» pour apporter des solutions à des problèmes aussi profonds.
- En Amérique latine, le contexte est bien différent…
- Oui et non. En Bolivie, en Equateur, au Chili, en Argentine, la corruption et les provocations des gouvernants ont certes déclenché la colère. Mais je crois que le mal est plus profond que ça. Au cours du demi-siècle écoulé et bien qu’ils aient expérimenté l’éventail presque complet des régimes politiques, ces pays n’ont pas encore trouvé le modèle qui leur convient vraiment.
- Dans quelle mesure la mondialisation est-elle la cause de ces maux?
- C’est difficile à dire. La mondialisation a sorti des millions de gens de la misère. Surtout en Asie. En Occident, je dirais qu’elle profite d’abord aux riches, aux ultrariches et dans une moindre mesure à la classe moyenne. Mais quel bienfait apporte-t-elle à un instituteur, à une infirmière, à une vendeuse ou à un travailleur sans formation? Non, le problème est ailleurs. Et connu de tous, en plus…
- C’est-à-dire?
- Le problème central, ce sont les inégalités qui ne cessent de se creuser. De l’ONU aux médias, en passant par les gouvernements et le monde économique, tout le monde en est conscient, le dit et le répète, mais personne n’agit réellement pour les réduire. Comme pour le climat, le déclic viendra peut-être des jeunes, qui bientôt enfonceront le clou.
- Paradoxalement et malgré ce nombre record d’insurrections, tout ne va pas si mal…
- De loin pas. Le monde n’a jamais été aussi peu violent, la famine et la pauvreté reculent, la scolarisation augmente de manière spectaculaire, tout comme l’espérance de vie et le confort. Autant de preuves supplémentaires que ce sont bien les inégalités et l’injustice sociale qui créent la confusion.
- Une question plus personnelle pour terminer. Comment se passe votre retraite, trois ans après votre dernier «Géopolitis»?
- Je vis une retraite plutôt active. J’officie comme formateur au Centre de politique de sécurité de Genève. Une fondation internationale ouverte aux médias et à la société civile qui m’a affublé du titre bien pompeux de chercheur associé (rire). En tant qu’ambassadeur de Terre des hommes, je visite les pays où l’ONG est active avant d’établir des rapports destinés aux donateurs ainsi que pour la recherche de fonds. Le peu de temps qu’il me reste, je le passe dans les voyages privés ou dans mon antre de paix, à Savièse, en Valais.
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