Il a le même prénom que son idole à l’état civil, que tout le monde connaît sous le nom de Johnny. Jean-Philippe Chauvy, chauffeur de bus à Morges (VD), 44 ans, ne se remet toujours pas de la disparition de Jean-Philippe Smet. Un point commun que l’on retrouve chez la quasi-totalité des fans de base du Taulier. Les vrais, les purs et durs. Ils sont une multitude, un peuple en soi, inconsolable. Dimanche, comme le Romand, ils étaient 1100 à l’église de la Madeleine, à Paris, venus assister à la cérémonie commémorative afin de célébrer le premier anniversaire de la mort de leur idole. Malgré les manifs en France, malgré les craintes de Christelle, son épouse, Jean-Philippe a tenu à faire le pèlerinage, seule façon de parachever son deuil.
Il y a exactement un an, il était parti communier dans la foule immense, 1,5 million d’anonymes, hébétés, pleurant la disparition d’un géant qu’ils croyaient éternel. «J’ai vu arriver le cercueil blanc, le président Macron, Laeticia et ses deux filles, David et Laura», se souvient-il, encore ému. Le matin de l’annonce du décès, il s’est rendu comme tous les jours au travail à 5 heures du matin. «J’ai dû rentrer à la maison. J’ai dit: «Les gars, je ne pourrai pas.» J’étais effondré. Je me suis mis devant la télé et j’ai pleuré.»
Cette fois il est dedans au plus près de l’action dans l’édifice de 108 mètres de long, au son des grandes orgues, des chœurs et des chants. Le 9 de chaque mois, ce lieu de prière s’anime d’une ferveur inattendue. Cette fois, pas l’ombre d’une personnalité, d’un people. Encore moins d’un politique. La messe a des allures de kermesse, à mi-chemin entre le profane et le sacré. Dehors, dans le VIIIe arrondissement, tout autour de la place, on peut lire des messages de haine tagués sur les panneaux de bois protégeant les commerces de luxe, épiceries fines ou boutiques chics: «La planète brûle, à quand l’Elysée?», «Justice sociale ou guerre totale».
Johnny, comme un baume
A l’intérieur de la Madeleine, les témoignages d’amour et de paix s’accumulent. Les visiteurs ont noirci 38 livres d’or en douze mois. En 2019, l’église éditera un ouvrage regroupant ces milliers de messages. Elle en a déjà produit une brochure, vendue 5 euros. «Un an déjà! Tu me manques tellement, Johnny à jamais dans mon cœur», écrit Jean-Philippe. Comme lui, ils sont des centaines à laisser un mot, une photo, un dessin. Et pour la circonstance, ils sont venus déposer une rose blanche au pied de l’autel.
Allures de loubard, bagués, tatoués, vêtus de jean et de cuir, cheveux teints, santiags, la majorité porte autour du cou le christ guitariste, le pendentif qu’arborait Johnny. Ce bijou qui ne quitte plus Laeticia depuis la mort de celui qu’elle appelle «mon homme».
Beaucoup partagent une blessure invisible, indicible. «J’ai été adopté, comme Johnny», précise Jean-Philippe comme pour tenter d’expliquer le manque, l’un des nombreux fils invisibles tissés entre lui et l’icône, abandonnée par son géniteur, Léon Smet.
Cette blessure d’enfance, on la retrouve chez bon nombre de fidèles. «J’ai presque plus pleuré à sa mort qu’à celle de mes parents (adoptifs, ndlr). C’est horrible», ajoute le Vaudois. Un fan a laissé ce message: «Abandonné à l’âge de 2 ans par ma mère et le manque d’amour d’un père, je me suis construit à travers tes chansons. Pour tout cela, je voulais te dire merci.» Johnny a été un baume. A travers lui, ses fans ont essayé de colmater les brèches de leur existence.
Cette ferveur a surpris le Père Bruno Horaist. Il officie à la Madeleine depuis six ans. Il est devenu, malgré lui, le gardien du culte de Johnny. Est-il un fan? «Honnêtement, non. Mais quand je vois comment ses chansons sont capables de rassembler et d’émouvoir, de toucher le cœur des gens, je comprends le rôle qu’il a eu à sa manière.»
Johnny console, Johnny émeut, Johnny galvanise, Johnny donne de l’espoir. Il rapproche. Les parallèles sont nombreux entre le chanteur épris de liberté, qui n’était pas vraiment croyant, souvent pécheur, et la parole du Christ.
«Pour moi, Johnny est immortel. C’est mon idole, presque un dieu. Parfois, c’est trop, comme dit ma femme», confesse Jean-Philippe. Ce à quoi le Père Horaist répond: «Mon message consiste à donner un peu d’espérance chrétienne dans cette peine. Le monde ne s’arrête pas avec la mort de Johnny. Il faut qu’ils entretiennent la mémoire, mais il ne faut pas qu’ils vivent dans la mort.»
Des tubes de Johnny pour prier
Dimanche, la chaîne KTO et YouTube ont retransmis son culte. Il avait parfois les allures d’un show. Une heure de paroles tirées des Ecritures chantées sur les mélodies des tubes du répertoire de Johnny Hallyday. Requiem pour un fou, Les portes du pénitencier, Marie, Retiens la nuit et surtout Que je t’aime devenaient les véhicules des textes saints. Sur ce dernier refrain, la foule main levée ondulait et chantait comme les soirs de concert, avant de scander l’hymne des rappels: «Johnny Hallydaaay, Johnny Hallydaaay, Johnnyyy, Johnny Hallyday!» Les premières larmes ont coulé. Certains avaient repéré la présence discrète d’un homme de 85 ans. Jean Renard est l’auteur de Que je t’aime. La chanson préférée du public. Une prière au défunt en la circonstance.
Il faudrait une véritable étude pour comprendre ce que l’on ne mesure pas bien de l’extérieur. Ce lien indéfectible tissé entre Johnny et son public. Cette foule l’a porté au pinacle. Garçon timide dans le privé, il devenait une véritable bête de scène sous les projecteurs. «Il donnait tout à son public. On ne peut comprendre ou juger Johnny si on ne l’a pas vu au moins une fois sur scène», disent ses fans, invariablement. «J’ai eu mon premier choc lorsqu’un ami de mon père m’a emmené le voir à Montreux en 1988. J’avais 14 ans», se souvient Jean-Philippe Chauvy. Un jour, il lui a serré la main. «Je l’ai vu s’avancer vers moi comme il le faisait avec les fans du premier rang.» Il en tremble encore.
50 ans de nos vies
Blouson constellé de badges, souvenirs des 60 à 80 concerts auxquels il a assisté, Pascal, un admirateur de la première heure, commente: «Johnny a accompagné plus de 50 ans de nos vies. On apprenait ses chansons dont on recopiait les paroles dans un cahier et on allait faire un stade ou un Bercy. On allait les vivre avec lui. Depuis sa mort, je ne vais plus pouvoir aller les chanter pour lui. On se sent seuls.»
Deux jours à peine après le décès du Taulier, Jean-Philippe s’est fait tatouer l’image du crucifix sur la main et ces dates, de la naissance à la mort, 1943-2017. Il a également le visage du chanteur dessiné sur son omoplate droite, des titres de chansons sur l’avant-bras. Chez lui, au sous-sol de son appartement d’Allaman, il a consacré un carnotzet à Johnny. Livres en édition limitée, disques imprimés à l’effigie de l’artiste, posters, photos, drapeaux, blousons, magazines, il y a même des vins griffés Hallyday. Pas terrible, paraît-il. «J’ai quatre exemplaires du dernier album. Le vinyle noir, le blanc, qui est épuisé, conservé sous cellophane d’origine, le CD que j’écoute au salon et le coffret collector.» A Noël, il recevra trois livres. Pour Hallyday, on dépense sans compter.
«On ferait n’importe quoi pour lui», confiait Nathalie la veille au soir, à Paris. Elle a prénommé ses enfants Johnny et Laura. Avec un petit groupe de femmes, elle a passé la nuit devant les grilles de la Madeleine, sous la pluie, dans le froid et le vent, sans la moindre certitude de pouvoir entrer. Les places sur invitation étaient réservées en priorité à ceux qui venaient du Bénin, de Californie parfois, et aux handicapés. Plus tous ceux qui avaient participé à l’événement de juin dernier, le 15, date anniversaire des 75 ans du rocker.
Un jour, quoi qu’il en coûte, certains iront jusqu’à Saint-Barth se recueillir sur sa tombe. «C’est mon rêve ultime, avoue Jean-Philippe. La seule façon de lui dire adieu. J’emmènerai ma femme et notre fille lorsqu’elle sera plus grande. Lily n’a que 6 ans.» Idem pour Pascal: «Je suis à la retraite dans deux ans, ce périple sera mon billet de sortie.»La Madeleine a déjà inscrit une prochaine date consacrée à «saint» Johnny: le mercredi 9 janvier 2019 à 12 h 30. La dernière? «On verra», avance le prudent Père Horaist, qui sent bien qu’il ne peut, en l’absence de sépulture à Paris, abandonner ses ouailles rock’n’roll. Sauf que chaque événement de cette ampleur coûte cher à l’église. Dimanche, au moment de la quête, il a demandé à chacun de verser quelque chose. «Pas l’équivalent d’une place de cinéma, mais 5 euros au moins.»
«Ne plus pleurer…»
Puisqu’il est question d’argent, que pense-il de la guerre que se livrent les héritiers? Il joue la malice: «Mon père était plein de sagesse. Il disait que pour que les familles restent unies il faut tout donner à l’Eglise.»
Cette guerre entre Laeticia et ses beaux-enfants, un homme la trouve «terrible et désolante». Michael Lee Ketcham Halliday est le cousin de Johnny. «Il a été comme un grand frère pour moi, commente-t-il. Il m’a élevé comme l’ont fait, pour lui, mes grands-parents. Je pense qu’il aurait été très touché qu’un membre de la famille soit là. L’héritage? Cela va s’arranger. J’écris un livre à paraître l’an prochain avec des photos et des anecdotes inédites.»
Jean-Philippe Chauvy, lui, sait qu’aucun autre artiste vivant ne pourra remplacer son Johnny. A l’évocation des albums de Sylvie Vartan et de David Hallyday, sortis ces jours, il a une moue de rejet. «Pour l’heure, je veux passer à autre chose. Ne plus pleurer, être moins sensible.» Un but atteint grâce à son voyage à Paris. «Je me sens soulagé, constate-il dans le TGV au retour. J’ai fait un grand pas en avant. Cette fois, la boucle est bouclée.»