Les codes vestimentaires professionnels évoluent bien plus lentement que la mode. Surtout dans le monde des affaires, des conseils d’administration et autres terrains de jeu pour décideurs en tout genre où professionnalisme rime avec conformisme. Mais après le chapeau qui s’est envolé dans les années 1960 et avec la cravate qui se dénoue plus souvent que jamais, la chaussure de ville sera-t-elle le prochain accessoire vestimentaire «sérieux» remisé au vestiaire?
«Dans le monde des affaires, on s’habille en «casual», c’est une tendance qui nous vient des Etats-Unis et leur tradition du «casual Friday», née dans les années 1990», explique Patrick Delarive, entrepreneur branché. Le vendredi, les employés étaient en effet autorisés à arborer un look plus décontracté pour se rendre au travail, et ce, même dans les professions les plus sensibles à l’apparence. De son côté, le businessman vaudois adopte cette décontraction toute la semaine. Il constate aussi qu’il existe «une relation entre cycles économiques et styles vestimentaires»: plus les finances vont bien, plus le «dress code» est décontracté. «En somme, les richelieux (le modèle le plus répandu de chaussures de ville pour hommes, ndlr) sont un peu relégués au placard en compagnie de la cravate.»
Et quand on n’est pas son propre patron? Luis Oliveira, agent principal à la Vaudoise Assurances depuis plus d’une vingtaine d’années, témoigne qu’une tenue stricte est davantage conseillée qu’obligatoire: «Dans l’entreprise, les employés se rendent de plus en plus au travail en baskets. J’en porte moi-même parfois», confirme-t-il.
Il reste des milieux professionnels plus hermétiques que d’autres à cette pédieuse libération. Pour Diego Roggero, avocat associé chez Avocats Léman, le monde de l’avocature «semble toujours plutôt réfractaire, voire hermétique sur certains points à tout changement. Mais ce sont davantage les avocats en fin de carrière qui se refusent au changement.» L’associé de 28 ans précise qu’il existe une nuance d’attitude «entre le back-office et le front office». Quand il y a contact avec le client (front office), une tenue stricte est exigée: «Certes, l’habit ne fait pas le moine, mais un client a des attentes quant aux vêtements qui caractérisent telle ou telle profession: le médecin en blouse blanche, l’avocat en costume et en chaussures de ville.» Mais l’essentiel pour Me Roggero, avant l’apparence elle-même, c’est «que le job soit fait».
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Dans le secteur de la mode, «les rayons de baskets ont doublé, car les grandes marques ont toutes leurs sneakers», explique Claudia Torrequadra, chargée de la communication chez Bongénie Grieder. On trouve des sneakers avec les griffes Gucci, Chanel ou Hermès. «Mais la basket ne supplante pas pour autant la chaussure en cuir, ni le talon haut pour les femmes.»
Même analyse de la part d’Olivier de Mestral: «La chaussure de ville, c’est comme le pétrole, on annonce sa disparition depuis vingt ans, mais elle est toujours là», constate le sellier de Nyon. Cet artisan du cuir explique que la survie de la chaussure de ville repose sur deux atouts principaux: la solidité et le confort. «Alors que la basket se dégrade, les souliers en cuir sont conçus pour durer. Ils se bonifient avec le temps et deviennent de plus en plus agréables à porter.» Cet ancien gestionnaire de fortune et «amateur éclairé de beaux souliers» a régulièrement porté des richelieux noirs avant sa reconversion, par conformité, mais aussi par sens de l’économie: «C’est un bon investissement et je défie tout amateur de sneakers de garder ses chaussures quarante ans comme je le fais», claironne ce calcéophile.
Et les sneakers addicts, que pensent-ils de cette tradition du cuir qui a la peau plus épaisse qu’on pouvait le penser? Guillaume «Toto» Morand nous accueille dans son dépôt de Bussigny, en banlieue lausannoise. Le fondateur de la chaîne de boutiques Pomp It Up et Pompes funèbres confirme la tendance: «Oui, on vend plus de baskets que de chaussures en cuir. Mais ces dernières ne sont pas mortes.» Avec ses plus de trente ans d’expérience dans la branche, Toto a également observé l’essor du port de la basket en milieu professionnel. Au début, les hommes s’équipaient de baskets noires, qui ne contrastaient pas avec leurs costumes. «Aujourd’hui, les gens osent casser les codes et porter un costard avec des baskets, même s’ils ont des postes à responsabilités.»
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Et quand il s’agit de choisir une griffe, l’image de marque est déterminante. Des marques de baskets se lancent dans l’écoresponsable tandis que le cuir végane s’invite du côté des chaussures en cuir, tout cela pour séduire la cible jeune. D’autres marques de baskets tentent plutôt un public classique et business, comme On Running, incarnée par Roger Federer. «A Zurich, dans le monde de la finance, beaucoup d’hommes d’affaires portent des On Running noires avec leurs costumes», confirme Patrick Delarive.
Et Toto Morand de conclure: «La basket connaît bel et bien un essor particulier. Mais les deux commerces parallèles, sneakers et cuir, ne vont pas se substituer l’un à l’autre.» Reste que, entre la basket et le richelieu, on sait moins que jamais sur quel pied bosser.
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