«Vous voyez la narratrice d’Amélie Nothomb dans «Stupeur et tremblements», quand elle se retrouve en charge du papier-toilette de la boîte japonaise dans laquelle elle avait été engagée? C’est moi il y a dix ans. J’ai la trentaine et, après avoir travaillé dans le journalisme, j’ai filé, ivre de fierté, vers le job de mes rêves dans les relations internationales. Je me retrouve à l’étranger, unique francophone d’une équipe qui fonctionne en vase clos, dirigée par un duo infernal. Trop jeune, trop femme, trop Romande? Je suis la cible de petites humiliations constantes: pas le droit d’envoyer un e-mail sans qu’il ait été relu, dossier urgent à traiter juste avant la fête de Noël où je ne peux pas me rendre, critiques sur mon français trop imprécis – je rappelle que je suis la seule francophone… Lors d’une réception, on m’envoie garder le vestiaire, où l’on m’oublie jusqu’au bout de la soirée. Je suis punie sans comprendre pourquoi, enfermée dans une dynamique d’isolement et de brimades.
Jusque-là, je n’avais pas connu l’échec: études, stage de journalisme, Radio suisse romande dont j’étais partie fleur au fusil, tout s’était passé à merveille. Et voilà que je m’écrase sur la vitre comme dans un cartoon de Tex Avery. A force d’être prise dans cette spirale, je finis par me dire qu’ils ont raison: je suis nulle. Je deviens cet échec que je suis en train de vivre. Ça déteint sur tout le reste: s’il y a une plaque de verglas, je me casse la figure. Si je prends le métro, je me trompe de sens. Je perds en ville une délégation que je devais accueillir.
En même temps, j’ai encore assez de fierté pour enfourcher mon vélo tous les matins et montrer ma tête au travail. Je finis par répondre aux piques. Je crois que mon sens de la dérision m’a un peu sauvée. Et puis, je me rends compte que si tout ne fonctionne pas comme on veut, on peut puiser en soi des ressources insoupçonnées pour rebondir. L’échec le devient vraiment quand vous vous retrouvez complètement bloquée, incapable de tenter autre chose. J’étais au fond du bac, mais il me fallait remonter la pente.
Je rentre en Suisse après avoir tiré un trait sur cette carrière rêvée. Je tombe sur une annonce du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, qui cherche une porte-parole romande. Je me retrouve face à Ueli Maurer, alors président de la Confédération, qui me demande si je suis proche de son département. Je lui dis dans un sourire que oui, puisque je suis née tout près de l’aérodrome de Payerne. «Willkommen beim VBS», me répond-il! Suivra l’une des années les plus passionnantes de ma vie professionnelle.
Lorsque j’ai eu mon livre imprimé dans les mains, j’avoue que la pensée de l’envoyer au duo avec une petite dédicace m’a traversé l’esprit, comme une petite revanche… Aujourd’hui, je peux rire de cette expérience, mais cela m’a profondément marquée. Je m’en inspire actuellement pour écrire une pièce de théâtre. La distance de la dramaturgie me permet d’utiliser cette expérience pour en sortir quelque chose de bien, après, ce sera réglé! Enfin… Je crois! (Elle éclate de rire.)»