Dans l’Oberland bernois, on poutze et on bosse, on bosse et on poutze. Même en octobre, quand les touristes sont rares. A l’auberge Altels, la chambre, toute simple mais impeccable, coûte 68 francs la nuit. Au restaurant Balmhorn, l’assiette de chamois de la région et ses spätzlis est à 31 francs. La route, les sols et même les prairies semblent avoir droit à un coup de plumeau matinal. Paysans, professionnels du bois et de la construction pilotent avec concentration leurs engins. Des centaines de voitures montent vers Kandersteg pour passer en Valais grâce aux trains navettes du vieux tunnel. Au Blausee, on vient déguster par cars entiers la truite bio de pisciculture. Les seuls à s’offrir un peu de bon temps dans cette vallée hyperactive, ce sont les chasseurs, qui boivent une bière après avoir peut-être tiré un chevreuil au lever du soleil.
En somme, tout serait tip-top s’il n’y avait pas eu la venue, en juin dernier (2018, ndlr) de Guy Parmelin. Le conseiller fédéral, convaincu de la gravité du rapport qu’on lui avait remis, n’a pas attendu des études complémentaires pour trancher: ce site au passé tragique restait sous la menace d’un nouvel épisode explosif. Il fallait donc non seulement renoncer au projet d’installation d’un centre de calcul de l’armée dans ces infrastructures au passé sombre, mais aussi et surtout informer d’urgence la population qu’elle vivait toujours à côté d’une poudrière avant même de pouvoir lui proposer la moindre solution. D’autres que lui se seraient peut-être donné quelques années supplémentaires de réflexion, le temps que leur successeur reprenne le dossier brûlant.
Tragédie
Et c’est ainsi que Mitholz, petit village anonyme entre Frutigen et Kandersteg, redevenait, 71 ans après la tragédie de 1947 qui avait marqué tout le pays, la vedette de la vallée. Car la moitié des munitions de guerre, après les dernières analyses menées avec des méthodes dernier cri, n’a pas explosé durant la catastrophe comme on le pensait. Et la moitié de 7000 tonnes, cela fait 3500 tonnes brutes de bombes, de grenades, de munitions, soit des centaines de tonnes de substances explosives semées sous les gravats, se dégradant et chahutées par des mouvements de terrain. C’est donc un vrai pudding explosif qui est amassé principalement juste en dehors des six anciennes cavernes de stockage.
Car les explosions de 1947 avaient soufflé hors des cavernes la quasi-totalité des stocks et ceux-ci s’étaient retrouvés dans la zone du tunnel ferroviaire où elles étaient déchargées. Et la Flue (la falaise surplombant la zone), en s’effondrant en partie sur les décombres, a en quelque sorte masqué cette bombe à retardement potentielle dont il est impossible de prévoir le comportement. Tout au plus estime-t-on qu’il y a un risque d’explosion tous les 300 ans. Mais cela déclencherait-il une réaction en chaîne de l’ensemble des explosifs et donc une nouvelle catastrophe? Là encore, impossible de le savoir, reconnaît Roman Lanz.
Situation «pénible»
Maîtrisant visiblement les finesses techniques du dossier, le président de la commune de Kandergrund, dont fait partie Mitholz, confirme que ce sont les incertitudes de ce dossier qui rendent la situation particulièrement pénible.
«Ce qui est sûr, en revanche, c’est que c’est le vieux tunnel ferroviaire qui concentre le plus de matières explosives, explique l’élu. Des senseurs vont donc y être installés pour mesurer les mouvements des roches et pouvoir ainsi mieux anticiper des risques d’explosion. Mais il faut aussi parler des risques de pollution de la nappe phréatique à cause de ces substances très toxiques. Techniquement, c’est d’une grande complexité.»
Humainement et financièrement, la gestion de crise est encore plus délicate: «Mes administrés me disent qu’ils sont épuisés: le sujet revient sur la table quotidiennement, au travail, durant les repas de famille, tout le temps. C’est devenu une obsession depuis juin dernier. Nous avons peur que la zone la plus concernée soit abandonnée par ses habitants, alors même que plusieurs familles avec de jeunes enfants s’y sont installées ces dernières années. Il faut donc que les décisions sur le plan des dédommagements financiers et sur les travaux d’assainissement soient prises rapidement. Et, si ces travaux sont entrepris, qu’ils le soient sans devoir évacuer ces gens pendant leur durée.»
Vedette malgré elle
La vedette locale de ces dernières semaines s’appelle Regina Trachsel. Cette pimpante octogénaire, ancienne infirmière, avait en effet vécu en direct la catastrophe à l’âge de 9 ans: «Ce 19 décembre, nous étions malades avec ma sœur et nous étions couchées depuis un bon moment. Et, tout d’un coup, il y a eu des cris. Il fallait fuir de l’autre côté de la vallée. Je me souviens très bien des énormes flammes qui masquaient la falaise, des choses projetées dans les airs. Mais nous étions des enfants et nous ne comprenions pas vraiment la gravité de la situation.»
La première grosse explosion avait heureusement permis à la plupart des 200 habitants les plus en danger de fuir avant que les deux explosions suivantes ne ravagent le périmètre, et soufflent notamment le toit et les fenêtres du chalet de la famille de la fillette. Un impact de pierre dans une vieille armoire témoigne encore de la pluie de projectiles qui s’était abattue. Aujourd’hui, Regina Trachsel a l’impression d’être plus affectée qu’à l’époque du drame. Cela fait 30 ans qu’elle est revenue, avec son mari, s’installer dans ce chalet, quand leurs premiers petits-enfants sont nés. Mais là, elle semble subitement regretter sa vie à Spiez, au bord du lac de Thoune.
Et puis il y a les conséquences financières de ce nouveau statut de zone à risque. Les propriétaires ont en effet vu la valeur de leur maison tomber à zéro. Thomas Imbach, menuisier indépendant, et sa femme Sabrina, une Neuchâteloise, ont acheté et rénové un chalet l’année passée. Et les voici soudain avec un investissement qui serait impossible à vendre dans le contexte actuel. «J’ai d’abord été furieux quand j’ai appris la gravité réelle de la situation par le conseiller fédéral Guy Parmelin, reconnaît Thomas Imbach. Mais ensuite, Berne a rapidement parlé de dédommagements possibles. Il faut espérer que ce ne sont pas des paroles en l’air.»
L’idéal pour les Imbach serait de pouvoir assainir complètement la zone. Mais s’il fallait abandonner leur maison durant des mois, voire des années, pendant ces opérations risquées, le menuisier estime que ce serait une «catastrophe» non seulement pour sa famille, mais pour toute la vallée.
«On n'avait pas peur»
Tous les habitants de Mitholz ne sont pourtant pas aussi fâchés par la situation. Kathrin Wirz, par exemple, est née ici et allait jouer durant son enfance dans la zone des éboulis. «Quand on retrouvait une munition, il fallait planter un bâton à côté avec un mouchoir. On n’avait pas peur. Aujourd’hui, le scénario idéal serait de tout assainir, mais on nous a dit qu’il était encore trop tôt pour savoir si c’était possible. Cela dit, la plupart des habitants ont le sentiment que le dossier est bien géré.»
Le calme de ses administrés face à ce coup du sort n’étonne pas le président de commune: «Ici, on vote plutôt à droite et on respecte l’armée. La colère provoquée par cette très mauvaise surprise s’exprime donc de manière plus retenue et raisonnée qu’ailleurs. Mais, je le répète, il faudra que ce dossier avance vite et bien, sinon cela pourrait changer.»