Mister Chips, son surnom dans les médias alémaniques, c’est une success-story digne d’une grande saga populaire. Aujourd’hui encore, ce ne sont pas moins de 250 paysans suisses qui travaillent pour l’entreprise reine de la patate croustillante, Zweifel. C’est donc un peu de l’histoire de l’industrie suisse qui a disparu avec le décès, en novembre dernier, du fondateur de la société, Hansheinrich Zweifel, qui s’en est allé à l’âge de 87 ans des suites d'une maladie cardiaque.
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Figure du business agroalimentaire, Hansheinrich Zweifel a bâti un véritable empire autour de la pomme de terre. En soixante ans de carrière, il a marqué plusieurs générations. «Un apéro sans chips, c’est impensable dans notre famille!» s’exclame Christoph Zweifel, son fils et successeur à la tête des 400 employés de l’entreprise Zweifel Pomy-Chips AG depuis juin 2020.
Ce mantra ne s’applique pas uniquement à son clan. Qui dit pique-nique dit, pour la plupart des Suisses, lamelles de pommes de terre saupoudrées d’épices et d’herbes aromatiques. En important le phénomène de ces crispy snacks des Etats-Unis, feu Mister Chips a bel et bien révolutionné nos repas, bouleversant notre mode de consommation. «Mon père a été le premier à voir le potentiel des chips en Suisse! Il a toujours eu un côté chasseur de futures tendances», confirme son fils. Enjoué, Hansheinrich Zweifel possédait aussi un certain sens de l’humour. «Il n’était jamais avide de witz, sourit le nouveau chef de l’entreprise familiale. Notre mère dit toujours qu'un philosophe s'est perdu en lui!»
Né en 1933, le petit «Hansheinri» était un enfant dynamique, fan de vélo acrobatique et de ski. Avec son frère Paul, il jouait très souvent dans l’usine familiale – à l’époque une cidrerie – à Höngg, un quartier de Zurich. Bon élève, sauf en latin, avouait-il dans son autobiographie, le jeune homme décide de suivre des études à l’ETH de Zurich et sort diplômé en ingénierie. Il se spécialise en agrotechnologie. Nous sommes en 1957. A la même période, il rencontre Lilianne, sa future femme. Alors qu’elle part travailler comme jeune fille au pair en France et en Angleterre, il la rejoint pour des escapades. Ils se marient un an plus tard. A cette même période, les chips débarquent dans sa vie. Il a 25 ans.
Son cousin Hans Meier en produisait déjà depuis quelques années. Bricoleur, il avait fabriqué un rabot à pommes de terre pour les trancher à une épaisseur de 1 millimètre. Il régalait les environs avec près de 160 kilos de chips par jour. Lors du décès prématuré de Hans, le père Zweifel cède l’exploitation à Hansheinrich, alors jeune entrepreneur élu pour développer la branche. «Les chips donnent soif et nous fournissons en même temps de quoi apaiser cette soif», claironne habilement le nouveau responsable de la filiale. Stratège, il fait le lien avec les secteurs originels de l’entreprise familiale: le cidre et le vin.
Le voyage de noces du couple Zweifel aura lieu aux Etats-Unis, terre de la chips. Après la visite d’une quinzaine de fabriques – ayant au passage dégusté 160 recettes – le Zurichois constate le succès des variétés au fromage. De retour au pays, il décide de commander une machine automatique, la Ferry III, pour produire 180 kilos de chips par heure. La cadence ira croissant. En 2020, entre 30 et 45 tonnes de chips sortent de l’usine chaque jour.
En 1966, Hansheinrich Zweifel découvre le potentiel de la publicité. Les chips apparaissent dans des spots TV inventifs. «C’est une percée décisive», pense-t-il en businessman. La marque s’impose au rythme d’un storytelling qui raconte des légendes liées à la découverte de la pomme de terre. Rappelons que la patate aurait été cultivée par les Incas puis ramenée par les conquistadors espagnols. Chez Zweifel, on narre l’histoire de Francis Drake, un navigateur qui, de manière fortuite, aurait découvert cet aliment si riche, idéal pour remplir les estomacs.
En 1970, face au succès de Pomy-Zweifel, Hansheinrich construit la nouvelle fabrique à Spreitenbach, en Argovie. A la maison, la dynastie s’agrandit aussi, avec trois enfants.
Rapidement, la marque s’impose comme leader sur le marché suisse. Sa flotte de joyeuses camionnettes orange estampillées Service Frais Z a également joué un rôle majeur dans son succès. Les livreurs avaient la réputation d’amener les paquets de chips aux quatre coins du pays. «Même s’il fallait chausser des skis ou se déplacer avec un mulet!» lit-on dans l’ouvrage 100 ans de Zweifel, 100 ans de joie de vivre.
Ce contact direct a solidifié les liens avec la clientèle locale. «Ils ont résisté à l’arrivée de la concurrence internationale, qui proposait pourtant des prix compétitifs. Cela montre la force de frappe de cette PME qui a su donner à la pomme de terre des goûts et des couleurs uniques pour les Suisses», analyse Laurent Tissot, historien et ancien professeur d'histoire économique à l'Université de Neuchâtel. Il souligne que «même si notre pays est un terreau fertile de PME familiales, il est rare de voir quatre générations se succéder, comme chez Zweifel. Souvent, la relève n’est pas assurée et il y a des problèmes liés à la succession. De nombreuses entreprises mettent à leur tête des managers externes plus compétents que les descendants ou alors elles sont finalement rachetées par des multinationales, comme ce fut le cas pour Suchard.»
Mais hors des frontières, côté exportations, cela a été plus difficile. Hansheinrich Zweifel en décrit lui-même certaines comme «des flops». Son fils revient en détail sur leurs mésaventures. «On a été trop ambitieux, notamment en Europe de l’Est. Mais la Hongrie n’avait pas d’intérêt pour nos produits. Dans d’autres pays, comme l’Angleterre, nous ne sommes que des petits face aux grandes marques très bien implantées. Zweifel a de bons résultats en Allemagne, en Autriche et, depuis quelques années, au Koweït ou à Hong Kong. Il y a un vrai potentiel de croissance.»
Etre précurseur, une qualité qui coule dans les veines de la famille dès le début du siècle dernier. Durant la Première Guerre mondiale, le père de Mister Chips proposait déjà des conditions de travail inédites: journée de neuf heures, congé les samedis après-midi ou encore paiement des jours fériés. Hansheinrich, lui, s’était plutôt concentré sur les questions environnementales: chez Zweifel, la production se fait en circuit fermé avec une station d’épuration à l’interne. Les déchets ne polluent pas les eaux de la commune et la chaleur produite par les halles de fabrication est réutilisée pour chauffer l’entreprise.
Une vision écologique qu’il a transmise à son fils Christoph. «Je souhaite continuer d’écrire la réussite de Zweifel. Je rêverais de produire la première chips sans énergie fossile», ajoute-t-il. Il planifie d’ailleurs de développer l’usine de Spreitenbach pour la faire entrer dans l’ère 4.0. L’aventure Zweifel, entamée par la petite exploitation viticole du grand-père de Mister Chips, se poursuit. Quant à Hansheinrich Zweifel, il laisse derrière lui un modèle de réussite inspirant et un petit goût salé dans la bouche.