Comment réagissez-vous à la faillite de Miss Suisse?
Lauriane Sallin: Pour moi, en 2018, depuis son rachat, c’est comme si c’était déjà fini. Le concours avait changé de nature. Dans l’esprit du moins. (Cette année-là, Jastina Doreen Riederer a été couronnée puis destituée pour son manque d’engagement, ndlr.) Avant cela, l’entrepreneur Guido Fluri en avait fait une plateforme. Elle permettait à une jeune femme de s’exprimer et de véhiculer ses idées. Elle touchait un salaire annuel fixe de 120 000 francs, le reste des gains publicitaires était versé à la fondation Corelina en faveur de la cardiologie infantile. Il y avait des valeurs et un engagement. Une définition de la beauté au sens large. Le concours dépassait le simple aspect physique, qui ne suffit plus.
En 2015, vous disiez craindre le regard d’autrui: «Si tu es belle, tu es bête.» Comment voyez-vous cela avec le recul?
Je mesure tout le chemin parcouru depuis cinq ans, en Suisse notamment. Il y a eu la vague #MeToo, la grève des femmes, l’entrée en vigueur de la loi sur l’égalité salariale. En me présentant au casting, j’avais déclaré: «Etre une femme n’est pas une limite.» Aujourd’hui, dans les faits, cela ne vous met plus automatiquement en position de faiblesse. Les lignes bougent.
Défiler en bikini, c’est dépassé selon vous?
Les hommes et les femmes exhibent de plus en plus leur corps sur les réseaux sociaux. C’est Miss Suisse au quotidien! (Rires.) Ne soyons pas hypocrites, la beauté, d’une femme en l’occurrence, est un pouvoir. C’est un fait depuis des siècles. L’Antiquité l’a glorifiée. Au XIXe siècle, les «grandes horizontales» se faisaient offrir bijoux et diamants par leurs riches amants. Mais, sous l’enveloppe, tout n’est pas que superficialité. C’est cela qui m’a questionnée en me présentant à Miss Suisse. J’étais exactement la même avant et après mon titre. Avec mes convictions, mes idées et une volonté farouche de liberté.
Pourquoi la beauté vous questionnait-elle?
En faculté de lettres, on m’a dit: «Les profs de philo et de français te mettent des bonnes notes uniquement parce que tu es jolie.» C’était insultant, pour moi comme pour les enseignants. J’ai toujours eu cette étiquette sur le dos et j’en ai souffert.
«Depuis l’enfance, Lauriane veut changer le monde», nous confiait votre maman le soir de votre sacre. Vous brûliez d’impatience?
A l’uni, avant de vous tenir face aux autres, on vous demande d’écouter et de vous taire en restant assis. Mon titre de Miss Suisse, décroché à 22 ans, m’a permis d’assumer des responsabilités. Il m’a ouvert toutes les portes à un âge où elles sont fermées. J’ai passé mon permis poids lourd 18 tonnes et j’ai acheminé seule du matériel médical jusqu’au Maroc, par exemple. Le comité m’a dit: «OK si tu t’occupes de tout. Des interlocuteurs et du financement.» Ni simplette, ni coquette, j’étais là pour faire ce que je disais. C’est en cela que Miss Suisse avait un sens à mes yeux. J’ai pu rencontrer des directeurs d’hôpitaux, j’ai été reçue au Palais fédéral. Avec Alain Berset nous voulions lancer un centre de convalescence pour les enfants. Il y a quarante-deux ans, lors du lancement du concours, Miss Suisse était la plus belle fille du pays. Point. En revenant en arrière, en 2018, les organisateurs ont oublié de s’adapter à notre époque.
Que pensez-vous des hommes qui se présentent à ces concours de beauté?
En siégeant au sein du jury de Mister Suisse romande, j’ai vu les garçons dire sans complexes: «Je me présente parce que je suis le plus beau!» Alors que les filles devaient se justifier et prouver qu’elles étaient bien plus que ça. Tout est dit.
Quel a été votre moteur en vous inscrivant?
Ma sœur venait de décéder d’une tumeur au cerveau, à 24 ans. C’était existentiel. Il fallait l’accompagner, sans limite de douleur ou de fatigue. J’ai compris, à travers son combat, que la vie attend de nous que nous donnions le maximum, mais elle ne vous fait pas de cadeau parce que vous êtes jolie. Elle peut être très courte.
Vous êtes devenue maman d’une petite Madeleine il y a deux ans et demi. Qu’est-ce que cela a changé?
Je suis confortée dans l’idée que je ne veux pas qu’elle doive faire le dos rond, qu’elle subisse des attaques sexistes, discriminatoires. Giorgos (son mari, sculpteur, ndlr) et moi attendons un deuxième enfant pour le mois de janvier. On se fiche de savoir si c’est une fille ou un garçon. Les gens me posent la question, ils veulent se «préparer», me disent-ils. Mais à quoi? Il y a un marketing dingue autour des nourrissons. Nous utilisons des couches recyclables et des habits que nous récupérons chez nos proches. On parle d’environnement, laissons à nos enfants une planète en bonne santé, ce sera un véritable progrès.
Dans cette optique, vous avez décidé de vivre loin de tout.
A Tinos, une île du nord des Cyclades. Nous habitons dans la partie la moins peuplée et vivons avec un minimum de moyens. Ici, tu sais ce que tu es, ce que tu aimes et ce que tu veux.
Giorgos et vous disiez: «Nous sommes enceintes.» C’est important, pour vous, son implication?
Oui. Nous avons pratiqué l’haptonomie, la science de l’affectivité. C’est la relation par le toucher alors que le bébé est encore dans le ventre de sa mère. La sage-femme chez qui nous allions disait: «Vous êtes une équipe de trois.» Madeleine, notre fille, est binationale. Je lui parle en français et Giorgos en grec. Entre nous, afin qu’elle ne nous comprenne pas, nous échangions en anglais. Un jour, on s’est aperçus que cette coquine captait tout. Elle nous a regardés et a dit: «Je ne suis pas d’accord!» (Rires.)
Vous redécouvrez le monde à travers ses yeux?
Les enfants ont un potentiel infini. On l’a oublié. Cela me fait penser à cette phrase d’Einstein: «Il n’y a que deux façons de vivre sa vie: l’une en faisant comme si rien n’était un miracle, l’autre est de faire comme si tout était un miracle.» Après l’été très sec, Madeleine regarde tomber la pluie en s’extasiant. Comme l’auraient fait les premiers hommes sur terre. L’autre soir, elle faisait une crise en disant: «Je veux la mer bleue!» Elle ne sait pas encore distinguer le jour de la nuit, elle me questionne sans cesse. Si l’on veut avoir un réel impact sur le monde, commençons par agir sur la plus petite cellule: la famille, l’éducation.
Pour ça, vous avez aussi renoncé à l’ordinateur, au wifi?
Cette société numérique nous vole notre temps et nous hypnotise. L’œil est rivé en permanence sur les écrans. Chaque fois que nous retournons à Athènes, nous sommes stressés par l’omniprésence des téléviseurs. Le regard des parents se détourne de celui des enfants. C’est attirant une image, comme une sucrerie, et ça nous rend passifs, obèses. C’est très pervers.
Certains s’agacent-ils de votre mode de vie?
«Mais qu’est-ce que tu vas faire de ta vie?» m’a demandé une amie. Moi, j’entends: «Est-ce que tu gagnes de la thune?» Dans notre société, cela signifie: «Où mets-tu ton enfant pendant que tu te «réalises» et que tu fais autre chose?»
Vous faites le chemin inverse des féministes des années 1960?
En quelque sorte. Elles voulaient s’affranchir du statut de femme au foyer. Moi, j’y reviens, comme un retour à l’essentiel. On manque de présence et d’attention aux autres. Lorsqu’on m’interroge sur mon métier, je réponds: «Maman à 100%.» Depuis ma grossesse, je vis pleinement l’instant présent. Madeleine a besoin de moi. Notre rapport émotionnel prime. A quoi serait-il réduit si je travaillais à plein temps? Les premières années de vie de mes enfants sont ma priorité. Il ne s’agit pas seulement de les occuper, mais de s’en occuper.
Vous avez toujours dit refuser de prendre la pilule.
Par choix. On en a découvert les effets secondaires et je ne veux pas dépendre des entreprises pharmaceutiques. Et j’ai vu ma sœur ingérer tellement de médicaments, je préfère m’abstenir. Dans les années 1960, c’était différent. Le combat était hyper-violent mais juste. Cela concrétisait un besoin de liberté, une façon de lever le tabou de la sexualité. Il n’y avait pas encore de droit à l’avortement (1975 en France, 2002 en Suisse, ndlr). Les femmes subissaient ce que la société décidait pour elles.
Vous êtes pour plus de responsabilité individuelle?
On vit dans une société réglementée et infantilisante. Ici, dans l’île, si vous êtes accidenté, il n’y a pas d’hôpital et vous ne pouvez pas être héliporté, cela vous responsabilise. Il faut avoir ça en tête. Je fais ce que je veux, mais après y avoir réfléchi. J’ai fonctionné ainsi toute ma vie. C’est un peu mon côté entier, «sauvage». J’avance ainsi depuis l’âge de 16 ans en étant responsable. Mes parents m’ont élevée en me laissant la liberté d’assumer mes choix scolaires, professionnels, comme mes amours. Ils m’ont toujours fait confiance. Et, aujourd’hui, j’aime à dire que je suis heureuse.