Perfecto noir, blue-jean et bottines imitation serpent: à la fois garçonne et ultra-féminine, Milla s’amuse à mélanger les genres à la ville. Sur scène, elle se pare d’un costume bleu, comme ses yeux. Jamais de robes, mais des bagues aux doigts, un piercing au nez et cette voix rare qui vous chavire, vous emporte.
Avec sa coupe au bol et ses cheveux peroxydés, elle accroche le regard. Hommage décalé aux petits gars de Liverpool, comme le chantait Gainsbourg? Et pourquoi pas? «C’est tellement beau, les Beatles, confie la jeune autrice-compositrice valaisanne. D’ailleurs, longtemps, je me suis interdit de chanter, par respect pour la musique qui, pour moi, relève presque du sacré. Je trouvais que c’était une chose trop sérieuse pour l’aborder légèrement. Ce n’est qu’à 19 ans que j’ai enfin osé chanter.» Milla rit, mais ne plaisante pas. Le karaoké? Une plaie. Chanter sous la douche? «Ça, c’est l’horreur absolue!» Bien reçu.
Née en l’an 2000, Milla a grandi entre la vallée de Bagnes (VS) et Martigny. A l’écoute de «Courbes», son tout premier EP sorti le 1er mars, d’une maturité rare, difficile de croire que son éclosion artistique est si récente.
Une vague féminine submerge la chanson francophone. Chacun son tour. Les Victoires de la musique viennent de consacrer Zaho de Sagazan. Il flotte dans l’air un enivrant parfum de femme. Comme Solann, talent en train de conquérir la France.
Sans provocation ni textes au vitriol, mais avec du sens, la Suissesse Milla propose avec la fraîcheur de ses 23 ans de jolis textes et des mélodies pigmentées de subtiles touches d’électro. Efficace.
«J’ai le sentiment qu’aujourd’hui les artistes font tout pour signifier leur côté alternatif, comme si l’adjectif populaire était devenu péjoratif, confie-t-elle. Je suis à contre-courant. Selon moi, c’est punk d’assumer de faire de la chanson populaire en 2024!» Avec Milla, on remonte le fil d’une rivière, comme sur les visuels de son disque. On respire. Le bonheur simple d’écouter de belles chansons. Sans agression.
Milla est la deuxième des trois enfants d’une juge et d’un prof de guitare, père au foyer et mélomane. Il lui a transmis le goût des belles harmonies, l’a initiée à la six-cordes. «J’ai assisté à énormément de concerts avec mon père, dès l’âge de 7 ans, plusieurs fois par mois.» La fillette engrange et se cultive, sans même s’en rendre compte.
Oser briser sa coquille
Biberonnée «exclusivement aux Beatles pendant un certain temps», puis à Chet Baker, à Jean-Louis Murat et à mille autres choses, Milla découvre préadolescente la richesse de la langue française, la poésie de Prévert ou d’Aragon, les auteurs classiques tels que Maupassant, Rousseau, Balzac. «J’adorais ça, mais paradoxalement, au cycle, j’ai vécu l’enfer en cours de littérature. Tous ces livres que j’avais mis beaucoup de temps à dénicher, je me les étais appropriés et, soudain, toute la classe s’en emparait. Je l’ai vécu comme une forme d’intrusion dans ma part la plus intime et ça m’a révoltée.»
Son adolescence est une épreuve. «Je ne trouvais pas ma place. Gamine, j’avais été élevée comme un petit mec. D’ailleurs je me comportais comme tel. Je n’avais pas de copines. Au cycle, je me suis retrouvée dans une forme d’ambiguïté. J’avais l’impression de n’être ni fille ni garçon, de ne posséder aucun code. Cette question identitaire, ajoutée à une indécision certaine, faisait de ma vie un drôle de truc.»
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A 18 ans, Milla quitte son Valais natal. Elle entre aux Beaux-Arts à Genève pour étudier la peinture. Une parenthèse désenchantée qui va s’achever après une rencontre cruciale avec le chanteur Marc Aymon. «Ça a été hyper-fulgurant. Six mois plus tard, je me produisais en première partie de ses concerts! Au fond, j’attendais que quelqu’un vienne me chercher.»
Pour oser briser sa coquille, Milla a en quelque sorte été mise au monde. «J’ai l’impression de ne pas avoir grandi avant mes 19 ans, d’avoir tout fermé, tout retenu, analyse-t-elle. J’ai longtemps été silencieuse, invisible. On m’oubliait au fond de la classe. C’est moins brutal que d’être montrée du doigt, mais à force d’être invisible aux yeux des autres, on ne se voit plus soi-même. J’avais tout en moi, mais sans savoir qu’en faire. Je m’accrochais à des rêves qui me semblaient impossibles. Je ne vivais pas ma vie, je la rêvais.» Jusqu’en 2019, l’année de l’éveil.
«Tout ce que j’aurais dû vivre progressivement durant l’adolescence a jailli d’un coup. Je me suis métamorphosée en même temps que mes rêves se sont matérialisés.» Touché par la personnalité et l’univers de Milla, Marc Aymon l’accompagne un bout de chemin, puis lui présente son ami Jérémie Kisling, avec qui Milla écrira ses premières chansons.
Milla se laisse porter. Sa chance est là. Elle la saisit. «J’avais attendu dix-neuf ans avant d’oser chanter et là, des gens que j’estimais, que je respectais m’encourageaient. C’était dément.» Elle se retrouve à enregistrer à Paris auprès de Frédéric Jaillard (production et arrangements), Yann Arnaud (mixage) et Chab, le magicien du son, lauréat de Grammy Awards distingué pour son travail d’orfèvre sur l’album Random Access Memories de Daft Punk. Des artistes tels que Feu! Chatterton, Bigflo & Oli, Yseult, Woodkid, Hoshi, Jeanne Cherhal ou encore Raphaël ont défilé dans son studio.
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Une part de mystère
Multi-instrumentiste passionné, intime de Thomas Dutronc avec lequel il collabore depuis ses débuts, Frédéric Jaillard donne tout pour Milla. Le 6 juillet dernier, dans son studio du cœur du Xe arrondissement de Paris où est aussi situé l’antre de Chab, il nous disait: «Ce que j’aime chez Milla, c’est sa part de détachement. Elle n’est pas dévorée d’angoisses. C’est sain. Et dès qu’elle se met à chanter, il se passe un truc.» Venu d’une référence parisienne, le compliment résonne.
Frédéric Jaillard a posé du «vernis», comme il dit, sur les chansons de l’artiste romande, «sans toucher à sa couleur». Il relève «la part de mystère que véhicule Milla, qui permet aux gens de projeter une part d’eux-mêmes en elle». Une spécificité rare.
Milla n’a pas l’ego surdimensionné. Elle ne joue pas un personnage. Elle rayonne. Naturellement. Imaginées par l’artiste Massao Mascaro, les images en noir et blanc figurant sur les visuels de son EP (à commander sur millamusic.ch), façon rêveries d’une promeneuse solitaire, l’attestent. «Je voulais un vrai objet et pas quelque chose de dématérialisé, genre un code anonyme de téléchargement», dit-elle.
«Cet EP me servira de carte de visite.» Il se présente sous la forme de trois pochettes, chacune tirée à 333 exemplaires, contient un CD libre et un objet qui, déplié, devient un grand poster de la chanteuse, en noir et blanc. Au verso figurent les textes des trois chansons («Courbes», «Fuir au matin» et «La chambre»), d’autres photos captées sur le site de la Borgne, à Bramois (VS), et des mots de Jacques Prévert. «Le jour où j’entre chez quelqu’un et que je vois mon poster accroché au mur, sourit Milla, ça va me faire bizarre.» On le lui souhaite très fort.
>> Milla sera aussi en concert au Cully Festival, le 5 avril.