Pour Alice, le déclic a eu lieu cet été. En pleine canicule, elle fait plusieurs malaises, se sent étouffer. «J’ai pu admettre que j’avais peur et que j’étais en colère. Avant, je tenais à distance les informations sur le réchauffement climatique, tant j’étais désemparée par le discours culpabilisateur et le sentiment d’impuissance qui sont véhiculés. Mais là, c’est devenu trop évident: si on continue comme ça, on va droit dans le mur.» Alors, cette doctorante à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne a rejoint le mouvement Extinction Rebellion.
En Suisse, Extinction Rebellion, ou XR, au logo montrant un sablier qui symbolise le peu de temps qui reste face à l’extinction du vivant, s’est fait connaître ces derniers mois par ses actions dans l’espace public: menhirs de Clandy près d’Yverdon coloriés à la craie, blocage ou tentative de blocage du pont Bessières et du rond-point de la Maladière à Lausanne en septembre, occupation du terminal des jets privés à Genève en novembre… La police procède à des centaines d’interpellations.
Début novembre, 117 activistes ont été condamnés pour «entrave aux services d’intérêt général, empêchement d’accomplir un acte officiel et contravention au règlement général de police lausannois» et ont écopé d’amendes. Entre-temps, en octobre, une centaine de scientifiques, en tête desquels le Prix Nobel de chimie Jacques Dubochet et le philosophe Dominique Bourg, publiaient une lettre ouverte de soutien dans Le Temps.
Une visibilité médiatique, la caution de nombreux scientifiques, mais aussi beaucoup d’incompréhension et d’agacement, voilà ce que suscite XR. Le schéma est le même qu’au Royaume-Uni, où le mouvement a été officiellement lancé en octobre 2018 sous la houlette notamment de Roger Hallam (voir ci-dessous), ancien fermier gallois devenu spécialiste de la désobéissance civile, avant d’obtenir l’aval de centaines de scientifiques reconnus.
Dans un pays rompu aux grandes manifestations, des milliers de personnes rejoignent les actions en quelques mois. C’est à l’Université d’Oxford que Beathe, physicienne allemande qui vit aujourd’hui à Lausanne avec son mari suisse, Antoine, a découvert cette manière de faire. «Avec quelques dizaines de personnes, on a bloqué une route vers l’aéroport de Heathrow et ça m’a convaincue.» XR, explique-t-elle, «a beaucoup réfléchi à la meilleure stratégie. La conclusion, c’est que pour interpeller les gens, les sortir de la normalité et les réveiller face à l’urgence, il faut quelque chose de radical, qui les choque, les dérange. La plupart des mouvements ne sont pas assez disruptifs.» Toujours dans la non-violence, insiste le porte-parole du groupe lausannois, Maximilien. Alcool et drogue ne sont pas non plus tolérés lors des actions.
Au Royaume-Uni, XR emploie d’ores et déjà près d’une centaine de personnes, dont sa cofondatrice Gail Bradbrook, qui a abandonné sa carrière en biophysique moléculaire. Il compte parmi ses donateurs le groupe de rock Radiohead et surtout le Climate Emergency Fund, une ONG américaine financée notamment par Aileen Getty, de la dynastie pétrolière des Getty. La dernière campagne, lancée en octobre dernier, a déjà récolté près de 1 million de livres sterling (environ 1,3 million de francs).
Rien de cela en Suisse, où les activistes sont tous bénévoles. Mais, présent dans tous les cantons romands, XR y compte déjà des centaines de membres, dont 150 à 200 «très actifs» sur Lausanne. Ceux que nous avons rencontrés sont des gens éduqués, posés. Et angoissés.
Alice participe à des actions comme «bloqueuse». «Enfant sage, petite intello, je ne pensais pas participer à des manifestations non autorisées. Mais j’ai trouvé dans ce mouvement des gens simples, admirables, prêts à prendre des risques. Et normaux! Je ne me sens plus seule face à l’urgence écologique. Je vous l’assure, nous préférerions tous continuer à vivre nos vies tranquillement. Mais ce n’est pas possible. Si on me paie pour penser la culture humaine, alors c’est mon devoir d’agir. Cela montre bien l’injustice du système: nous écopons d’amendes exorbitantes pour nous être assis quelques minutes ou quelques heures sur un pont, alors que des gens qui passent des dizaines d’heures dans leur 4x4 pour bosser dans des entreprises hyper polluantes et très puissantes sont reconnus et encouragés.» Beathe a elle aussi dû se faire violence. «Je suis très timide, participer à des actions, cela a été très inconfortable.»
Les revendications d’XR sont la fin des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2025 et que le gouvernement, indique le site suisse, dise «la vérité sur le caractère mortel de notre situation, déclare l’état d’urgence pour le climat et la biodiversité et inverse toutes les politiques qui ne sont pas cohérentes avec cet état de fait».
«Regardez ce qui se passe en Inde, où les gens se battent déjà à mort pour accéder à l’eau, insiste Maximilien. C’est une illusion totale que de penser que nous allons échapper à l’effondrement lié au réchauffement climatique. C’est pourquoi, en septembre, nous avons demandé que la Confédération active le même mécanisme que celui qui a permis le sauvetage d’UBS en 2008 et injecte l’argent dans cette transition. La Suisse a un rôle central dans le trading des matières premières, par exemple.»
Alors que cette année a vu le pays secoué par les manifestations des jeunes grévistes du climat et la vague verte aux élections fédérales du 20 octobre dernier, XR est peut-être le seul mouvement qui ose encore parler ouvertement de décroissance. «Le mot ne nous fait pas peur, insiste Maximilien. Il peut y avoir du bonheur dans la décroissance. Nous sommes convaincus qu’elle permettra notamment la régénération du lien social. Je peux vous dire qu’au sein d’XR Lausanne, il y a beaucoup de gens qui vivent avec très peu car ils sont déjà dans une décroissance radicale.»
Maximilien en est persuadé: la Suisse «pourrait se servir de sa position stratégique et devenir un exemple, comme l’a déclaré Regula Rytz (présidente des Verts, ndlr)». Des Verts pour lesquels les membres d’XR interrogés ont voté sans y croire. «Le temps politique est trop long», résument-ils. Les amendes? Selon Maximilien, «nous ne les paierons pas, nous irons jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme pour faire reconnaître notre statut de lanceurs d’alerte». Beathe, elle, respire un peu. «Je suis pessimiste de nature, mais cette année, les choses ont enfin commencé à bouger. Les gens se réveillent, c’est un tremblement de terre. Je veux y croire.»
Roger Hallam, cofondateur controversé
Les propos de l’activiste britannique sur l’Holocauste lui ont valu d’être banni par la branche allemande du mouvement.
Roger Hallam aime la provocation. Cet ancien agriculteur bio du Pays de Galles, qui a étudié la désobéissance civile au King’s College de Londres ces dernières années, a fait grincer des dents pour avoir décrété qu’«être assis sur un lit toute la journée à lire des biographies de Gandhi pendant qu’on vous sert à manger» (comprendre: la prison) était loin d’être désagréable.
Mais le 20 novembre dernier, il est allé trop loin. Dans un entretien à l’hebdomadaire Die Zeit, le cofondateur d’XR a estimé que l’Holocauste n’était qu’«une connerie de plus dans l’histoire humaine». «Pour être honnête, on pourrait dire que c’est un événement presque normal.» «Le fait est que des millions de personnes dans notre histoire ont été régulièrement tuées dans des circonstances terribles», a ajouté l’activiste. Il a été illico exclu de la branche allemande d’XR et la sortie de son prochain ouvrage en Allemagne a été annulée. La semaine dernière, il a présenté ses excuses sur Facebook. Le mouvement lausannois indique pour sa part ne pas le reconnaître comme un leader en raison de la structure décentralisée d’XR. «Nous comprenons évidemment que les gens aient pu être heurtés par ses propos; nous pensons qu’il n’a pas mesuré l’impact de ce qu’il a dit et espérons qu’il va apprendre comme nous tous et toutes de ses erreurs.»
L'éditorial: Une constitution écolo mondiale
Par Philippe Clot
Durant les 75 secondes consacrées à la lecture de cet éditorial, l’humanité aura brûlé 13 millions de litres de pétrole et 13 millions de kilos de charbon, pêché 200 000 kilos de poissons sauvages, coupé 3000 arbres et accueilli 220 nouveaux êtres humains. Et quand vous parviendrez à la fin de ce texte, non seulement cet engloutissement continuera, mais il s’accélérera insensiblement pour accompagner les 4% annuels de croissance mondiale.
Les activistes d’Extinction Rebellion ont choisi le sablier comme symbole de contestation. Un choix pertinent, car le temps presse. Toute la communauté scientifique s’accorde désormais à le répéter. L’impatience de ces militants est légitime, mais elle restera stérile si les dirigeants du monde entier s’entêtent à refouler cet état d’urgence écologique.
La 26e Conférence de l’ONU sur les changements climatiques qui vient de s’ouvrir à Madrid sera-t-elle celle d’une miraculeuse concorde verte de l’élite politique mondiale ou d’une nouvelle démonstration d’irresponsabilité collective? La guerre économique entre grandes puissances et les personnalités écophobes de la plupart de leurs leaders torpillent à l’avance ces négociations. Les services de communication des Etats participants feront comme d’habitude de leur mieux pour déguiser le fiasco en demi-victoire, et tout le monde se donnera rendez-vous l’année prochaine pour marchander hypocritement et stérilement ses émissions de gaz à effet de serre.
Face à l’impuissance des puissants, la société civile devrait faire le boulot. Après les manifestations, ne faut-il pas maintenant un manifeste, une sorte de cahier de route, voire une constitution écologique mondiale, solidaire et réaliste, élaborée par un collège de scientifiques, d’économistes, de techniciens, d’étudiants du monde entier? Et si c’était la Suisse qui, plutôt que de faire de la figuration dans de stériles officialités, organisait une telle assemblée constituante universelle du climat et de la biodiversité?