En cette fin d’après-midi de l’automne 2001, une fillette de 6 ans accompagne ses camarades de classe sur les pistes de Vail, dans le Colorado. Comme c’est la première fois que cette volée de bambins piaillant et s’ébrouant posent le pied sur des lattes, ils défilent un à un sous les yeux des moniteurs, qui forment des groupes par catégorie. Ils descendent ainsi tous en chasse-neige, au ralenti. Tous sauf cette enfant blonde, ce soleil des pistes, Mikaela Shiffrin.
Elle, elle fonce les skis parallèles, négocie des courbes parfaites. «Les skis sont conçus pour former de belles traces en forme d’arc dans la neige», lui a expliqué son père, Jeff, qui travaille comme anesthésiste dans un hôpital et est capable de yodler comme un Appenzellois. A la fin de la descente, l’instructeur regarde la petite fille d’un air incrédule. Il hausse les épaules: «Eh bien, vu comme tu skies, je n’ai pas de groupe pour toi…»
Cette anecdote d’enfance vient d’être rappelée par le grand magazine américain Sports Illustrated. En réalité, rien n’a changé: dans le ski mondial, il n’existe toujours pas de groupe pour y placer Mikaela Shiffrin. Il y a d’un côté le Cirque blanc et ses championnes normales qui collectionnent les places d’honneur, parmi lesquelles les Suissesses Gisin et Holdener. Et de l’autre il y a elle, seule au monde, au-dessus des neiges et des contingences, alignant les victoires sur le mode rafale et présentant des chiffres de plus en plus délirants à mesure que le temps passe: 62 succès, 2 titres olympiques, 5 titres de championne du monde, 11 globes de la Coupe du monde.
A 24 ans, elle vise désormais le record chez les dames de Lindsey Vonn, 82 succès, qu’on croyait insubmersible. Si elle continue à ce rythme, elle dépassera d’ici à deux ou trois saisons l’extraordinaire slalomeur suédois Ingemar Stenmark, qui gagna 86 fois jusqu’en 1989, établissant une marque à la Bob Beamon. Elle deviendra alors la plus grande skieuse de tous les temps, largement avant la trentaine.
Flash-back. Après l’épisode de Vail, la famille de la jeune Mikaela vit ensuite dans le nord du Vermont. Comme son frère Taylor, de trois ans son aîné, fréquente une académie pour jeunes skieurs, sa sœur en profite pour y skier aussi. Parmi les moniteurs de l’hiver 2006-2007 se trouve Chip Knight, un descendeur américain qui vient de prendre sa retraite, après trois Jeux olympiques. Sa réaction interloquée vaut la peine: «J’ai regardé cette fille s’entraîner; elle était incroyable. Elle faisait des choses sur lesquelles je n’ai travaillé qu’à la fin de ma carrière professionnelle.»
Repérée, encouragée, à l’évidence phénoménale, rien ne l’arrête ensuite. Première victoire en Coupe du monde en 2012, à Åre, en slalom. Puis des succès en ribambelle, souvent sur des marges impressionnantes. En est-elle surprise? En 2013, elle avoue: «Quand je gagnais une course, au début, je me demandais si c’était un coup de chance et si les autres skieuses avaient mal préparé leurs skis. Maintenant, je ne ressens plus de tension particulière. Dans le portillon de départ, c’est juste la pente et moi.»
Elle s’élance alors la plupart du temps après avoir écouté un morceau de Daft Punk. Aujourd’hui, en 2019, tout est pareil en matière de facilité, de technique et de domination, si ce n’est qu’elle écoute plutôt le hit Guts Over Fear, d’Eminem. Et qu’elle s’illustre aussi dans les disciplines de vitesse, en super-G, en descente, créant la panique chez des reporters en manque d’adjectifs.
En fait, oui: quelque chose a changé. Cette année, avec le récent retrait de la star Lindsey Vonn, si extravertie, Mikaela Shiffrin prend une autre dimension. Elle s’ouvre, elle se montre à sa manière. Jusqu’ici, on la voyait timidement s’afficher pour les besoins d’un célèbre fabricant de pâtes italiennes. Aujourd’hui, elle ose exhiber sa somptueuse propriété d’Edwards, dans le Colorado. Elle poste une vidéo où elle chante joliment et joue de la guitare, confiant: «Je n’ai pas assez de temps pour cela, mais la musique me rend heureuse.» Sur Instagram, on la voit pêle-mêle voler à 10 000 mètres dans un chasseur F-16, poser avec la superstar de la NBA LeBron James, étinceler dans un shooting photo de mode, faire du cheval ou du canoë, exécuter des pas de danse dans sa chambre d’hôtel.
Chaque fois, elle rit de sa vie, répète les mots «plaisir» et «reconnaissance» même si, moins heureuse en amour, elle a quitté cet été celui qui était son petit ami depuis deux ans, le géantiste français Mathieu Faivre, aussi parce qu’ils passaient leur temps à se croiser.
Elle s’émeut aussi. Lors de sa dernière victoire en slalom (avec 2’’29 d’avance sur la deuxième classée!), début décembre, elle n’oublie pas de souligner que c’est là, à Killington, dans le Vermont, que sa grand-mère adorée, «Nana», venait la voir courir. Elle est décédée un mois plus tôt, à 98 ans.
Killington fut aussi le lieu des premiers rendez-vous amoureux de ses parents, Eileen et Jeff, qui se sont mariés en 1986. Avant de déménager en 1991 dans le Colorado, où la neige était meilleure et les montagnes plus hautes. Mikaela y est née le 13 mars 1995. Elle a reçu un prénom slave en hommage à ses grands-parents paternels, qui vivaient dans une petite ville de Biélorussie.
Et elle y a skié, beaucoup, sans s’arrêter, jusqu’à aujourd’hui. Toujours trop vite et trop bien pour qu’on puisse trouver un fichu groupe pour elle.