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Michel Santi: «La BNS a spéculé avec l’argent du peuple suisse» 

Hasard funeste du calendrier, Michel Santi, spécialiste des banques centrales et des marchés financiers, publie cette semaine un livre-document très critique à l’égard de la Banque nationale suisse, qu’il accuse d’avoir dilapidé 132 milliards de francs en 2022 en s’égarant dans des investissements spéculatifs au mépris du mandat qui lui est assigné. Appel au changement.

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rachat de Credit Suisse

Berne, 19 mars 2023. L’Etat doit de nouveau secourir un géant bancaire suisse, en état d’arrêt cardiaque après quinze années de gestion calamiteuse. De gauche à droite: Axel Lehmann (président du conseil d'administration de Credit Suisse), Colm Kelleher (président du conseil d'administration d'UBS), la conseillère fédérale chargée des Finances Karin Keller-Sutter, le président Alain Berset, Thomas J. Jordan (président de la BNS), Marlene Amstad (présidente de la Finma) et André Simonazzi (porte-parole du Conseil fédéral).

Karl-Heinz Hug

Cent trente-deux milliards. Soit 132 000 millions. Ou l’équivalent de 132 000 villas d’une famille de classe moyenne helvétique. C’est la perte pharaonique que la Banque nationale suisse (BNS) a essuyée en 2022. Un passif abyssal qui a fait passer ses fonds propres de 198 milliards à 66 milliards de francs en douze mois sans que les citoyens de ce pays et leur classe politique s’en émeuvent plus que ça. Faute de transparence et donc d’informations sur les tenants et aboutissants de ce naufrage.

Une omerta qui a incité Michel Santi, auteur de plusieurs ouvrages et de centaines d’articles consacrés aux banques centrales et aux marchés financiers depuis le début des années 1980, à chercher les raisons de cette débâcle historique. Et autant dire que le résultat de son enquête, qui s’étale sur une petite centaine de pages dans un livre intitulé «BNS: rien ne va plus. Une banque centrale ne devrait pas faire ça», ne manquera pas de faire des vagues. Chiffres vertigineux et preuves à l’appui, le Suisse d’origine franco-libanaise décortique point par point ce qu’il qualifie de dérive d’une institution qui, dit-il, a largement et scandaleusement outrepassé ses prérogatives sans jamais être contrainte d’en rendre compte. Interview choc.

Michel Santi

Michel Santi, spécialiste des banques centrales et des marchés financiers.

Facebook Michel Santi

- S’attaquer à la BNS n’est ni courant, ni bien perçu. Pourquoi prendre ce risque?
- Michel Santi:
Je voulais comprendre ce qui se cachait derrière la phrase «investissements en monnaies étrangères», qui figure dans le rapport annuel de la banque comme seule «explication» à une perte pourtant loin d’être anodine. En tant que citoyen suisse, on ne peut pas et on ne doit pas se contenter d’une information aussi lacunaire. Grâce à son système politique, la Suisse est le pays le plus démocratique du monde, où toutes les décisions qui l’engagent sont prises en concertation avec le peuple. Sauf en ce qui concerne la BNS, qui n’a de comptes à rendre à personne et dont le pouvoir absolu se trouve entre les mains des trois personnes de son directoire. En dehors de cette trinité, personne, pas même le Conseil fédéral, ne connaît sa stratégie d’investissement, ni les raisons des pertes encaissées. Aucune autre banque centrale dans le monde occidental ne fonctionne de la sorte. De la Réserve fédérale américaine à la Banque centrale européenne, en passant par la banque centrale japonaise ou d’Angleterre, chacune compte en moyenne une trentaine de personnes au sein de son directoire. En Suisse, les règles doivent changer. Si ce livre doit avoir une utilité, c’est celle de provoquer un débat susceptible d’ouvrir la voie à ce changement.

- Après quinze ans de vaches grasses, pendant lesquels la BNS a accumulé près de 300 milliards de bénéfices sous les vivats, n’est-il pas un peu injuste de lui adresser publiquement tant de reproches?
- Si elle avait subi ces pertes de manière orthodoxe, en endossant le rôle de chevalier blanc qui a tenté d’enrayer la force du franc, ce livre n’existerait pas. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Au lieu de s’en tenir à son mandat, qui est d’assurer la stabilité des prix à travers sa politique monétaire et de surveiller la conjoncture économique, la BNS s’est progressivement transformée en l’un des «hedge funds» les plus massifs du monde par ses positions spéculatives les plus folles, comme par la taille de son bilan qui a atteint et dépassé le seuil vertigineux des 1000 milliards de francs. Sa défense désordonnée du franc suisse a non seulement causé cette perte monstrueuse mais elle a également attisé la volatilité des marchés et contribué à la formation d’une bulle spéculative planétaire, car elle a parié sur des titres de sociétés dont la valorisation s’est parfois effondrée de plus de 90%. Déjà bien abîmées par l’abandon surprise du taux plancher en 2015, sa réputation et sa crédibilité en ressortent encore plus écornées.

- Pouvait-elle faire différemment?
- Non seulement elle pouvait mais elle devait faire différemment. Pour combattre la force du franc, elle a d’abord tenté le coup de force du taux plancher à 1,20 franc pour 1 euro. Un taux qu’elle a défendu sans limites durant trois ans, avant de revendre des dizaines de milliards d’euros à perte, ce qui était prévisible dans la mesure où, malgré sa puissance, la BNS ne pouvait pas maîtriser le marché mondial seule contre tous. Puis elle a vendu par milliards des francs contre des dollars, une stratégie louable sauf que, au lieu de placer ces dollars dans des bons du Trésor américain certes peu rémunérateurs mais dont le capital est garanti, comme le font la majorité des banques centrales – y compris la chinoise –, elle s’est lancée à corps perdu dans des investissements spéculatifs et hasardeux, jouant au «Monopoly» avec l’argent du peuple suisse et se transformant en parieuse de casino. En perdant de vue son objectif d’enrayer la hausse du franc pour faire un maximum de fric, elle a violé son mandat institutionnel.

bonnet Credit Suisse

En 2007, l’action Credit Suisse avait atteint 77 francs. Le lundi 20 mars 2023, elle valait exactement 100 fois moins. En revanche, le bonnet de la banque (distribué gratuitement à 800 000 exemplaires durant l’hiver 1977) est subitement devenu une pièce de collection: mis aux enchères sur internet, il pouvait trouver preneur à plus de 200 francs. Et ce n’était qu’un début.

Brockiwolf

- A ce propos, vous citez des chiffres à la fois vertigineux et emblématiques de cette course effrénée au profit qui s’est très mal terminée l’an dernier...
- Des chiffres dont on ne trouve aucune trace en Suisse. Pour les obtenir, j’ai dû fouiller les rapports de la SEC (Securities and Exchange Commission), l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, à qui les grands investisseurs doivent fournir une comptabilité détaillée chaque trimestre. C’est là que j’ai découvert que la BNS détenait à fin 2021 pour 12 milliards de dollars d’actions Apple, pour 5 milliards d’actions Amazon et pour 3 milliards d’actions Tesla, Alphabet et Meta (anciennement Facebook). Au total, en 2022, elle a liquidé au pire moment 5 700 000 actions Apple et près de 624 000 actions Tesla. Mais, en décembre 2021, elle possédait toujours des actions de 2687 sociétés américaines, dont certaines étaient devenues absolument invendables car soit pourries, soit ayant vu leur valorisation imploser.

- C’est-à-dire?
- Deux exemples illustrent bien la légèreté et l’aventurisme aberrants de la banque centrale d’un pays pourtant respectable. L’action Carvana (détaillant de voitures d’occasion, ndlr), dont la BNS a acquis fin 2021 pour 67 millions de dollars de titres à environ 231 dollars pièce, était répertoriée au 30 septembre 2022 à 20 dollars, avant de passer en dessous de 5 dollars à fin 2022. Le cas Valeant Pharmaceuticals est également intéressant. La BNS détenait 1,8 million d’actions, achetées 260 dollars l’unité et cotées 10 dollars quelques mois plus tard, la société ayant été prise en flagrant délit de falsification de ses comptes. L’établissement helvétique a affiché une telle boulimie envers ces titres hautement spéculatifs – qualifiés en américain de «junk», c’est-à-dire de poubelle – qu’il est possible d’avancer sans trop exagérer que ses interventions ont notoirement contribué à enfler la plus folle des bulles boursières américaines de tous les temps.

rachat de Credit Suisse

Axel Lehmann (à g. sur l’estrade), président du conseil d’administration de CS depuis une année, affirme avoir renoncé à sa prime présidentielle de 1,5 million de francs pour l’exercice 2022, mais il aurait quand même touché... 3,2 millions pour cet intérim final.

Karl-Heinz Hug

- Vous avancez également que, en investissant à haute dose aux Etats-Unis, la BNS a favorisé un pays étranger et la spéculation financière au détriment de son économie nationale. Peut-on comprendre qu’elle aurait par exemple pu secourir Credit Suisse plus tôt, afin d’éviter sa descente aux enfers et ses répercussions réputationnelles?
- D’un point de vue formel, cela va de soi, évidemment. En intervenant plus tôt et en anticipant les conséquences de la débâcle qui se déroulait pourtant sous ses yeux, la BNS aurait contribué à faire le ménage et à remettre de l’ordre dans la banque. Au lieu de ça, elle a préféré s’éparpiller, sans se soucier du dégât d’image que la disparition brutale de Credit Suisse occasionne pour le pays et sa place financière. 

- Quel regard portez-vous sur ce rachat express par UBS? 
- Je constate que les actionnaires d’UBS ne seront pas consultés sur l’accord, lequel contournera les règles normales de gouvernance d’entreprise. Celui-ci empêchera donc un vote de ses actionnaires et je comprends leur colère. Vincent Kaufmann, directeur général de la Fondation Ethos, qui représente les fonds de pension suisses détenant 5% de Credit Suisse et d’UBS, dit qu’il n’a jamais vu de telles mesures, prises qui plus est dans la précipitation, et que celles-ci montrent à quel point la situation est mauvaise. Une ligne de 100 milliards accordée par la Banque nationale suisse, c’est plus de 11 000 francs suisses par habitant.

- Revenons à votre livre. Curieusement silencieuse, la classe politique ne devrait-elle pas s’agiter pour changer les règles du jeu? 
- La classe politique ménage la BNS parce que, à ses yeux, elle a su maîtriser l’inflation et l’économie comme aucune autre. C’est une vision erronée. Ce n’est pas à la BNS mais au peuple suisse et à ses entreprises que revient ce mérite. Ce sont eux qui ont fait le job. Grâce à leur sobriété, à leur flexibilité et à leur incroyable capacité d’adaptation. Pensez: en quinze ans, le franc suisse a presque doublé de valeur par rapport à l’euro sans que notre économie et nos industries en aient souffert outre mesure. C’est prodigieux. Bien qu’elle fixe les conditions-cadres, attribuer ce miracle à notre banque nationale est largement exagéré.

>> Le livre de Michel Santi «BNS: rien ne va plus. Une banque centrale ne devrait pas faire ça» sort le 24 mars 2023 aux Editions Favre.

Par Christian Rappaz publié le 29 mars 2023 - 08:55