Vous parlez d’une retraite! Jongler pour trouver une date de shooting photo nous a bien pris une quinzaine de minutes en cet après-midi du 16 août. A respectivement 77 et 79 ans, Claude Nicollier et Michel Mayor ont des agendas de ministres. «Si la séance ne peut pas attendre le 31, il reste éventuellement le dimanche 22 août. Oups, non, non, oubliez! Là, c’est ma famille qui me tomberait dessus», s’empresse de corriger le Prix Nobel de physique. Qui ne sait plus où donner de la tête depuis ce fameux 8 octobre 2019, jour où la nouvelle de l’attribution de sa haute distinction qu’il partage avec Didier Queloz est tombée.
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«Deux ans après, le rythme n’a pas baissé», se réjouit le co-découvreur de 51 Pegasi b, la première exoplanète, que le duo a découverte le 6 octobre 1995. Idem pour Claude Nicollier, l’ami et collègue astrophysicien, qui court le monde pour enseigner, évaluer, conseiller ou raconter ses innombrables aventures vécues tout au long de son intrépide et prestigieuse carrière. Pour L’illustré, c’est dans son bureau de l’EPFL, où il enseigne encore, que le professeur honoraire, célèbre pour avoir «rendu la vue» au télescope Hubble, perché à 660 km au-dessus de nos têtes, nous a reçus. Face à une maquette de la navette Atlantis, qui l’a emmené pour la première fois dans l’espace, le 31 juillet 1992.
- N’êtes-vous pas un peu fatigués et lassés de courir partout, d’être constamment sollicités?
- Michel Mayor: Absolument pas. Au contraire, il est réconfortant de constater l’intérêt constant du public pour l’espace et ses mystères. Comme chaque jour qui passe amène son lot de découvertes et d’enseignements, les échanges sont forcément fructueux.
- Claude Nicollier: Fatigué, non, pas vraiment. Je connais mes limites. Je réponds non si nécessaire, mais oui s’il y a un message ou un enseignement intéressant à apporter suite à une demande d’interview, de conférence ou de discussion individuelle. Il y a beaucoup de fans du spatial et je ne veux pas les décevoir. De plus, si je peux motiver des jeunes et moins jeunes pour l’exploration de l’espace, l’astronomie ou l’aviation, alors je le fais avec plaisir. Je suis aussi prêt à parier qu’un Prix Nobel est considérablement plus sollicité qu’un astronaute qui a accompli sa dernière mission il y a plus de vingt ans!
- Tout le monde vous réclame, veut entendre le récit de vos aventures et connaître les enseignements de vos expériences. Mais vous, Michel Mayor vous a-t-il fait rêver?
- C. N. Bien sûr. Au-delà de l’amitié qui nous lie depuis nos études, j’ai toujours été fasciné par le travail et le talent scientifique de Michel. Pendant les vingt-cinq ans où j’ai vécu aux Etats-Unis, ma passion pour ses observations n’a jamais faibli. Je me souviens parfaitement du jour où la nouvelle de la découverte de la première exoplanète est tombée, alors que je préparais ma troisième mission spatiale. Pour honorer Michel, j’ai d’ailleurs emmené à bord de la navette Columbia une image sur laquelle on voit la courbe de vitesse radiale qui a permis la découverte de 51 Pegasi b. Je crois avoir été presque aussi heureux que lui à l’annonce de son Prix Nobel.
- M. M. Claude m’a à la fois fait rêver et bien aidé en jouant à l’oculiste avec le télescope Hubble, qui m’a servi quelques fois au cours de ma carrière. Avec son intervention, il a révolutionné l’iconographie astronomique. Il n’y a qu’à comparer les images d’avant et d’après pour s’en convaincre. Ses talents de pilote m’ont également émerveillé, notamment lorsque nous avons fait un voyage épique de plusieurs semaines en Grèce avec nos épouses, au milieu des années 1970, à bord de son monomoteur (rires).
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- Y a-t-il un événement ou une chose que Michel Mayor a vécu que vous auriez voulu vivre?
- C. N. Comme je n’ai jamais eu ses capacités intellectuelles et son talent de chercheur, l’accès à son niveau m’était interdit. Personnellement, j’ai voulu servir le monde scientifique et l’astrophysique par d’autres moyens. J’avais besoin d’aventure, de bouffées d’adrénaline et j’en ai eu beaucoup au cours de mes missions spatiales. Aller avec des outils faire des travaux de réparation sur Hubble à 28 000 km/h, 600 km au-dessus de la surface de la Terre, c’était difficile, risqué, mais c’était ma manière de servir la cause.
- M. M. Moi, il y a une chose dont je suis jaloux: par son hublot, il a vu la Terre depuis l’espace. Et plutôt quatre fois qu’une. Moi pas. Un regret que je relativise car je n’avais pas les capacités physiques et mentales pour réaliser ses missions.
- La course à l’espace, parlons-en justement. Elle n’a jamais paru aussi intense que ces dernières années. Ne ferait-on pas mieux de s’occuper de notre planète plutôt que d’aller voir toujours plus loin?
- C. N. Les deux ne sont pas incompatibles. L’espace, l’univers sont des domaines qui passionnent et inspirent l’être humain. La découverte de la première exoplanète par Michel et Didier a provoqué un tsunami de popularité pour l’astronomie. Et ceux qui l’ont vécu se souviennent sans doute de la clameur planétaire qui a accompagné le premier pas de l’homme sur la Lune. Cet enthousiasme ne faiblit pas. Ce printemps, 110 étudiants de l’EPFL ont participé à mon enseignement intitulé «Comment gérer, programmer et exécuter une mission spatiale en orbite de la Terre, ou des orbites dans le système solaire pour aller à Mars, Titan, de la manière la plus subtile et la plus économique en matière de consommation de carburant». Et, parmi eux, 35 ont obtenu la note maximale à l’examen. J’étais stupéfait.
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- Malgré tout, n’est-ce pas une sorte de fuite en avant? Regarder ailleurs pendant que notre planète «collapse»…
- M. M. Notre planète ne «collapse» pas. L’homme fait des bêtises, mais la Terre, en tant que planète, s’en fiche. Si l’augmentation du CO2 devient déraisonnable, que celle de la température dépasse 1,5°C, il y aura beaucoup de malheur et de souffrance, mais l’humanité ne va pas disparaître pour autant. Ce qui m’hallucine, c’est qu’une quantité de personnes ne croit pas encore au dérèglement climatique alors que c’est un énorme problème à résoudre.
- C. N. Il est évident que notre planète est aux soins intensifs. Les récents incendies et inondations qui ont sévi un peu partout sont autant de signes de la dérive du climat. Ce siècle sera d’ailleurs crucial pour l’avenir de l’humanité. Si nous commettons des fautes majeures, que nous laissons cette dérive se poursuivre sans intervenir, les choses deviendront très compliquées. Tout se joue entre l’arrogance de l’être humain et son instinct de survie. J’ai confiance. Je pense qu’une grande partie de nos problèmes seront résolus grâce à la science et à la technique. Même si beaucoup estiment que nous n’en faisons pas assez, pas mal d’idées nouvelles et de techniques innovantes sont mises en place dans le domaine écologique.
- Mais quel est l’intérêt pour l’humanité de savoir qu’à tant de millions d’années-lumière il y a une planète qui s’évapore ou une autre qui ne tourne plus tout à fait rond?
- M. M. A quoi cela sert-il d’aller au sommet de l’Everest ou à 16 000 mètres d’altitude en ballon, comme l’a fait Auguste Piccard, ou encore à 11 000 mètres sous le niveau de la mer, dans la fosse des Mariannes, comme l’a fait son fils Jacques? A rien de très fondamental. Mais depuis son apparition, l’être humain a toujours été mû par sa curiosité, son attrait pour la découverte et son envie, pour ne pas dire son besoin, de dépasser ses limites. L’espace est également un formidable terreau pour les nouvelles technologies. Pensez au GPS, qui est à la portée de tous aujourd’hui, à la télévision, aux prévisions météo, à la surveillance des océans pour prévenir les tsunamis, etc. Il y a quelques jours, j’ai reçu un courriel d’un scientifique chinois qui me disait: «C’est quand j’ai appris la découverte de la première exoplanète que j’ai décidé de vouer ma vie à la science.» Pour moi, c’est un cadeau incroyable.
- C. N. C’est dans nos gènes d’aller voir ailleurs. La conquête de l’Ouest, la traversée de l’océan Atlantique pour aller découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté sont deux exemples parmi des centaines d’autres.
- Cet argent dépensé pour la conquête spatiale ne serait-il pas mieux investi pour permettre à tous les humains de vivre correctement et à la planète de souffler un peu?
- C. N. Il faut mettre les choses en perspective. Le budget annuel de la NASA est de 26 milliards de dollars – soit 0,6% du budget total des Etats-Unis –, celui de l’Agence spatiale européenne, de 4 milliards d’euros. C’est à la fois peu et beaucoup. Selon moi, c’est plutôt peu si l’on considère les domaines de connaissances extraordinaires auxquels ils nous donnent accès et qui seraient impossibles à atteindre depuis ici.
- Des milliards sont dépensés pour la conquête de Mars, alors que tous les scientifiques lucides, à commencer par vous, Michel Mayor, martèlent qu’il n’est pas envisageable pour un humain de vivre sur la planète rouge et même d’y «émigrer»…
- C. N. Concernant le fait de s’y rendre, je ne serais pas aussi péremptoire. Il est vrai que, s’il faut deux à trois jours pour aller sur la Lune, rallier Mars nécessite un voyage d’environ six mois. C’est la durée des missions à bord de la Station spatiale internationale, qui se passent plutôt bien. Donc, du point de vue du temps passé dans un vaisseau, c’est long, mais pas inacceptable. S’agissant de la vie sur la planète rouge, nous en saurons plus lorsque des explorateurs s’y seront rendus, ce qui arrivera forcément un jour. Cela étant, je suis d’accord avec Michel: imaginer une colonie humaine de 1 million de personnes vivant sur Mars est totalement absurde et irrationnel.
- M. M. Je soutiens que l’exploration de Mars, ou de tout autre objet appartenant au système solaire ou au-delà, doit être poursuivie. Je m’élève en revanche vertement contre tout projet de colonisation qui, à propos de Mars, est d’ailleurs totalement idiot. On ne respire pas sur Mars, où il n’y a que 1% de l’atmosphère terrestre. Pas d’oxygène, pas d’eau et une pluie de rayons cosmiques qui produirait des cancers. Mars est une horreur par rapport aux pires endroits de notre planète.
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- Elon Musk, le patron de Tesla et de SpaceX, affirme néanmoins qu’il enverra bientôt des hommes sur Mars. Si l’on ajoute les projets financés par Jeff Bezos et Richard Branson, l’espace n’est-il pas devenu un terrain de jeu pour milliardaires?
- C. N. Vous parlez bien sûr des vols suborbitaux de Virgin Galactic et de Blue Origin, juste au-dessus de la ligne de Karman (100 km d’altitude), qui permettent de vivre l’expérience de l’apesanteur pendant trois ou quatre minutes et de voir la Terre de là-haut, avant de revenir. Personnellement, je n’émets pas de jugement. Tant que les gens dépensent leur argent et pas celui du contribuable et que ces vols n’affectent pas sérieusement l’environnement, je me dis: «Pourquoi pas?» Maintenant, si les voyages se multiplient et que cela représente une pollution considérable, ce sera inacceptable. Mais il n’y a aucune preuve de cela.
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- Des études démontrent pourtant que ce genre de vol produit 50 à 100 fois plus de CO2 qu’un vol long-courrier…
- C. N. Il faut se méfier des chiffres, qui sont souvent biaisés. La fusée Blue Origin de Jeff Bezos ne produit par exemple que de la vapeur d’eau pendant la phase de montée. Il est vrai que, produite en grande quantité, celle-ci est également un gaz à effet de serre. Mais si un appareil de ce type monte une fois par semaine dans l’atmosphère pendant quelques années, il n’y a pas de quoi trop s’inquiéter.
- M. M. Je ne suis pas d’accord. Si le tourisme spatial se généralise comme l’espèrent ceux qui le développent, la pollution sera importante. On dit aux gens: «Faites attention, roulez à vélo plutôt qu’en voiture, faites des efforts» et, en même temps, on soutient ce genre de technologie. C’est moralement indéfendable.
Entre le projet américain Starlink et les projets chinois en particulier, près de 100 000 satellites pourraient être placés en orbite entre 500 et 800 km d’altitude cette prochaine décennie. Une folie, non?
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- C. N. Absolument. A tel point que l’ONU a empoigné le problème pour régulariser le trafic spatial. Il n’y a aucune raison d’avoir une si grande constellation pour les besoins de l’internet à haut débit. Une si forte densité si proche de la Terre serait carrément criminelle. Non seulement le risque de collision est important, mais de plus, à la fin de sa durée de vie, chaque satellite devient un débris dans l’espace.
- M. M. Ce qui me choque et m’irrite le plus, c’est cette manière de s’approprier le droit de faire ça. C’est la conséquence du manque de législation dans le domaine spatial. Il est urgent que les choses changent.
- Il y a également cette idée fixe de trouver de la vie ailleurs qui motive d’innombrables projets…
- M. M. Vaste question. Si vous nous l’aviez posée lorsque nous faisions nos études, nous vous aurions répondu que chercher de la vie ailleurs est une ineptie. Puis la recherche spatiale a révélé qu’un des grands satellites de Jupiter, Europa, est recouvert d’une banquise. Ce qui veut dire qu’il y a de l’eau dessous. Cette planète est soumise à des effets de marée qui injectent de l’énergie et qui maintiennent cet océan liquide. Donc vous vous dites: «Qu’est-ce qui se passe là-bas dessous?» Il y aura des missions spatiales qui iront chercher la réponse. D’autant qu’il n’y a pas besoin de forer. A chaque fois que la banquise casse, de l’eau s’échappe et fait un bourrelet, qu’on distingue clairement. Le jour où on pourra prélever un mètre cube de cette eau, qui sait si on ne trouvera pas des formes de vie qui n’ont pas voyagé entre la Terre et Europa? Et même regarder si l’ADN est le même que le nôtre.
- Cette question de la vie ailleurs, n’est-elle pas finalement la seule intéressante à propos de l’exploration de Mars ou au-delà?
- M. M. On sait en effet qu’il y a de l’eau dans les tréfonds de Mars. La vie y a-t-elle trouvé niche? Quand je dis «vie», cela peut être une «simple» bactérie. Dans dix ou vingt ans, nous disposerons des outils nécessaires pour rechercher ce qu’on appelle des biomarqueurs. Ce sont des signatures chimiques qui attestent que la vie s’est développée. Pour moi, c’est une grande question philosophique. Sommes-nous seuls dans l’Univers ou pas? Je suis convaincu que nous aurons une réponse claire aux environs de 2050.
- C. N. C’est peut-être la question la plus fondamentale pour les générations à venir. Sommes-nous seuls ou une espèce parmi d’autres? A mon avis, il est peu probable mais pas impossible qu’il y ait de la vie ailleurs dans le système solaire. Ou, si non, y en a-t-il eu dans le passé? Et que se passe-t-il dans les océans, au-dessous du mur de glace d’Europa ou d’Enceladus? L’Univers est si vaste que je me dis que ce qui s’est produit ici s’est probablement produit ailleurs aussi.
- De quoi l’avenir de l’humanité sera-t-il fait, selon vous? Comme dans les films de science-fiction, les humains vivront-ils bientôt dans des bulles, équipés de scaphandres?
- M. M. Au-delà de la caricature, on n’en sait rien, à vrai dire. En plus de délabrer son environnement, l’être humain peut aussi faire des bêtises avec la génétique ou d’autres technologies. Ce qu’on sait, en revanche, c’est que dans 5 milliards d’années, le Soleil aura épuisé son hydrogène. La vie sur Terre ne sera donc pas terrible à partir de ce moment-là. On sait aussi que tous les 100 millions d’années environ, un très gros astéroïde frappe violemment notre planète. Le dernier qui a fait de gros dégâts remonte à 65 millions d’années. Mais c’est loin, tout ça. Et d’autres questions demeurent en suspens. L’une d’elles me taraude l’esprit. Nous savons que les espèces animales apparaissent, se développent puis disparaissent. Est-ce que l’être humain va suivre la même aventure génétique ou, avec son savoir-faire, parviendra-t-il à bidouiller le génome de façon à ce que cela ne nous arrive pas?
- M. M. et C. N. C’est l’une des innombrables questions fondamentales en suspens auxquelles tout scientifique aimerait pouvoir répondre…