Avec Michel Bühler, c’est le contremaître de la chanson romande qui disparaît, son chef d’atelier, son secrétaire syndical, son infatigable militant altermondialiste. Mais le Vaudois s’était aussi essayé dans d’autres modes d’expression et engagements multiples: spectacles, romans, voyages humanitaires, chroniques et scénarios de films. Autant de bouteilles à la mer lancées dans les lacs de Romandie, dans la Seine et jusque dans les eaux du Saint-Laurent, et qui ont fédéré durant plus d’un demi-siècle un public fidèle, plutôt de gauche, évidemment.
L’émotion de toutes et tous ces 50-80 ans suscitée par cette disparition subite est profonde. C’est tout un climat de liberté, celui des années 1970, avec ses espoirs et ses illusions, ses progrès et ses utopies, qui est remonté fugacement à la surface à la nouvelle du départ de ce très attachant taiseux chantant.
En 1968, sept ans avant Renaud et son Hexagone, Michel Bühler avait lancé sa carrière avec un pavé dans la mare du même type, mais à l’échelle suisse: Helvétiquement vôtre. Dans cette Confédération de l’époque, au conformisme proche de la narcose, à la vie culturelle rachitique et à l’anticommunisme encore hargneux, ces décasyllabes grinçants avaient agacé: «On ne nous propose que de conserver / Ce que le passé nous a imposé / Gardons nos lingots, gardons nos cantons / Gardons nos faux cols et nos forts en béton / Allons-nous donc tous mourir étouffés / Avec bonne conscience parc’qu’on a à bouffer?»
Il semblait pourtant bien comme il faut, ce Michel de Sainte-Croix, ce jeune instit, plutôt beau mec, avec sa coupe de cheveux sage en pleine période hippie. Mais Bühler avait besoin de l’ouvrir pour ne pas étouffer. Et c’est ce qu’il fera jusqu’à son dernier souffle, il y a dix jours, avec plus ou moins de succès, plus ou moins de talent selon les époques.
Capable d’écrire et d’interpréter deux bonnes dizaines de purs bijoux de chansons indémodables (Rue de la Roquette, Deux qui s’aiment, Les immigrés, etc.), capable aussi d’écrire un bon roman (La parole volée) ou encore de monter un spectacle musical épatant (Le retour du major Davel), le camarade Bühler s’est parfois laissé submerger par le premier degré du militantisme et de l’engagement politique, oubliant parfois que l’art est un exercice métaphorique, pas un manuel du bien-penser ni un catalogue d’indignations. Le regretté et immense contrebassiste Léon Francioli, qui pouvait être merveilleusement perfide à ses heures, lui avait d’ailleurs demandé un jour: «Michel, si t’avais pas toute cette misère du monde, tu chanterais quoi?»
Le flamboyant Pascal Auberson a bien connu, et adoré son confrère au tempérament pourtant si différent. Ils ont collaboré ici, en Romandie, mais aussi à Paris, où leurs carrières respectives, dans les années 1970, était sur des rails prometteurs avant l’inattendue et étrange implosion de la chanson au début des années 1980, au profit d’autres genres musicaux. «Et qu’est-ce qu’on a pu faire la fête à Paris, avec Michel, dans ces années-là! Les bars, les copines, les potes…»
Au-delà de leur penchant commun pour la fiesta, il est difficile d’imaginer plus complémentaires que ce percussionniste, poly-instrumentiste et showman virtuose (Auberson, donc) et le chanteur engagé et grattant sa Gibson comme un ouvrier spécialisé (Bühler). «Je l’adorais, mais qu’est-ce qu’il a pu m’agacer, Michel, des fois! se souvient Pascal Auberson en riant de bon cœur. Un jour, on était en studio. Avec les autres musiciens, je m’efforçais d’ajouter des sons, des contre-chants. Et Michel était là, debout, à nous regarder. Et puis, tout à coup, il appuie sur des boutons de la console pour tout effacer en nous disant: «Ça sert à quoi tous ces trucs?» Il pouvait m’exaspérer! Sans compter que lui, il n’était même pas fichu d’arriver au studio avec des cordes neuves sur sa guitare.»
Mais Auberson se souvient aussi de moments de grâce, de miracles artistiques durant lesquels le temps s’arrête et toute une salle retient son souffle: «Lors d’une tournée commune, je lui avais proposé de chanter Le pays qui dort sans toucher sa guitare, mais en se laissant accompagner par la seule basse fretless d’Erdal Kizilçay, un bassiste virtuose qui a notamment collaboré avec David Bowie, se rappelle Auberson qui se met à chanter: «Je dirai le visage de ce pays qui dort, entre le lac tranquille et les montagnes bleues…» La belle voix franche de Michel accompagnée par la seule basse d’Erdal, c’était sublime… sublime…» se remémore le jeune septuagénaire, la gorge subitement nouée.
Très complice avec son père
Mais le plus souvent, l’ombrageux Sainte-Crix (habitant de Sainte-Croix) n’en faisait qu’à sa tête. Michel Bühler a donc produit des disques de qualité très inégale. Il n’avait peur de rien, à commencer par les critiques, qui le laissaient de marbre sauf quand elles lui semblaient insultantes. Là, il pouvait se cabrer. La seule chose, au fond, qu’il craignait, c’était de monter sur scène: son trac était presque toujours perceptible durant les premières minutes de ses concerts.
Le grand frère du disparu, Henri Bühler, 83 ans, confirme que leur famille fut une famille heureuse. Une famille libre, aussi: «Notre père a toujours encouragé Michel à se lancer dans la chanson, du moins si c’était ce qui le motivait le plus. D’ailleurs, il montait régulièrement le voir durant ses années parisiennes. Ils allaient boire des coups les deux à la Coupole. Ils avaient une étroite complicité.»
Un souvenir en commun amusant avec son petit frère? «Oui, c’était à Sainte-Croix, vers 1953, je devais avoir autour des 15 ans et je voulais acheter Le gorille de Brassens, que j’avais entendu à la radio romande. J’étais allé avec Michel, qui devait avoir 9 ans, dans le magasin qui vendait des disques. Mais le propriétaire avait refusé de nous vendre cette chanson qui faisait alors scandale et nous avait proposé un autre 78 tours, celui du Parapluie et du Fossoyeur. Et là, c’est notre mère qui avait dit que la chanson du Fossoyeur n’était pas pour les enfants. Ces péripéties n’ont pas empêché Michel de devenir un grand admirateur de Brassens.»
Henri Bühler nous apprend enfin que ce sera Josef Zisyadis qui assurera la cérémonie d’adieu à Sainte-Croix. C’était Michel lui-même qui avait demandé à son ami et ancien conseiller d’Etat POP de lui rendre ce service post mortem le jour venu.
La semaine passée, ce jour est venu avec brusquerie. Mais l’artiste, soucieux avant tout de dignité, a refusé les prolongations de la médecine moderne et préféré remonter chez lui pour s’en aller dans les bras de son épouse Anne. Comme dans une chanson de Michel Bühler.