Quand on leur demande ce qu’ils font dans la vie, ils ont parfois un peu de peine à répondre en quelques mots. Un forgeron, cela existe encore? Et une tisserande? Ou un sculpteur sur pierre? En Suisse, sur 250 métiers reconnus par un certificat fédéral de capacité (CFC), un peu plus de 60 sont considérés comme rares. En 2019, ils ont décidé de créer une association pour s’organiser et augmenter leur visibilité dans le grand public.
Un métier est qualifié de rare lorsque le nombre de jeunes en formation ne dépasse pas 40 pour un apprentissage de trois ans et 60 pour un apprentissage sur quatre ans. «Les micrométiers présentent plusieurs autres particularités, précise Romain Rosset, président de la nouvelle association. Il n’existe souvent qu’un seul centre de formation pour tout le pays, les cours sont donc en principe plurilingues, et les possibilités de formations supérieures pour continuer les études après l’obtention du CFC sont restreintes.»
Dans le domaine de la bijouterie, il n’y aurait guère plus de quatre apprentis par année à Genève, pour un seul bijoutier-chaîniste actif au niveau national. Autre exemple: on compte actuellement à peine une soixantaine d’apprentis maréchaux-ferrants dans les quatre régions linguistiques du pays. Baptisée Réseau des métiers à faible effectif, l’association représente déjà 20 professions et s’est fixé la fin de l’année 2022 pour élaborer des lignes directrices pour l’encouragement de la relève, notamment. Elle a bénéficié du soutien de l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle (IFFP), de l’Union suisse des arts et métiers (USAM) et d’un groupe parlementaire au niveau fédéral. Cinq membres de l’association témoignent.
1. Jérémy Birbaum, tailleur de pierre à Le Bry (Fribourg)
«Ouvrez les yeux, laissez-vous émerveiller»
Après un CFC de tailleur de pierre décerné en 2001 et une spécialisation en ornementation et sculpture deux ans plus tard à Paris, Jérémy Birbaum a obtenu sa maturité fédérale artisanale en 2004, à Fribourg. Indépendant depuis 2013, il n’a cessé de continuer à se perfectionner, effectuant notamment un stage à la cathédrale Notre-Dame de Paris, avant l’incendie de 2019.
«Ce qui me plaît le plus dans mon métier, c’est la grande variété des travaux qui me sont confiés. Il peut s’agir d’une fontaine octogonale de 3 tonnes que je dois réaliser à partir d’un bloc de base de 15 tonnes ou d’une sculpture commandée par une abbaye. Cette diversité est très nourrissante. En fait, je n’ai pas l’impression d’exercer un métier rare, parce que c’est mon quotidien. En revanche, c’est sans doute le sentiment de bien des gens et je dois en tenir compte. Si le client ne connaît pas bien la profession, certains critères de qualité risquent de lui échapper, ce qui signifie que le travail pourrait être exécuté par une personne peu scrupuleuse sans qu’il s’aperçoive de la différence. Donc la qualité n’est pas toujours reconnue et cela peut être frustrant pour l’artisan qui pratique son métier avec soin, d’autant que cela a des conséquences financières pour lui. Souvent, les gens trouvent que la taille de pierre coûte cher. Mais une sculpture est de toute façon chère, du moment où ce n’est pas un bien indispensable. Tant que le client n’est pas persuadé de la valeur patrimoniale et esthétique de la chose, il est difficile de défendre le prix du travail. J’ai envie de dire aux gens: «Ouvrez les yeux, laissez-vous émerveiller par les édifices et les sculptures des temps passés.»
2. Bastien Philipona, maréchal-ferrant à Movelier (Jura)
«Il faut aimer travailler à l’extérieur, avec des animaux»
Sa carrière commence par une formation de constructeur d’appareils industriels, ce qui lui vaut de pouvoir ensuite accomplir son apprentissage de maréchal-ferrant forgeron en deux ans au lieu de quatre. Il fait son école de recrues en tant que maréchal-ferrant militaire et garde une main dans la profession tout en effectuant l’école de police. Il revient à temps plein à son métier de prédilection en 2020.
«Clairement, la beauté de ce métier tient au fait de pouvoir travailler avec des animaux à l’extérieur, de manière autonome. Cela dit, il est important d’avoir une bonne condition physique. Evidemment, il faut aimer être dehors et s’intéresser aux animaux, à leur bien-être, parce que le travail du maréchal-ferrant consiste à remettre littéralement sur pied le cheval qui a un problème. Et quand vous avez bien travaillé, l’animal vous le montre par son attitude; vous voyez qu’il est détendu et c’est gratifiant. Si vous prenez bien soin de lui, il va vous reconnaître la fois suivante et saura que vous êtes là pour l’aider. Inversement, si le maréchal-ferrant est stressé, il ne faut pas compter sur le cheval pour coopérer. Ce métier existe depuis des siècles et on peut le résumer par cette phrase: «Pas de pied, pas de cheval.» Si la bête n’est pas correctement ferrée, son propriétaire ne peut rien faire avec elle.»
3. Colin Porret, poêlier-fumiste à Gorgier (Neuchâtel)
«Mon métier consiste à domestiquer le feu dans une maison»
En 2007, son diplôme de poêlier-fumiste en poche, Colin Porret a créé sa propre entreprise. Après un break de plusieurs mois pour apprendre diverses techniques professionnelles en Afrique du Nord, il rentre en Suisse et passe sa maîtrise fédérale.
«Je fais ce métier parce que j’aime avoir la possibilité de créer des installations de chauffage uniques. C’est une chance! Chaque pièce est absolument unique. Certains clients possèdent de vieux poêles et je les restaure, je fabrique et assemble des faïences comme on le faisait dans l’ancien temps, mais je travaille aussi sur des projets d’installations totalement nouvelles, avec des matériaux et des finitions modernes. Mes clients ressemblent à des collectionneurs de belles voitures, ils viennent vers moi parce qu’ils ne trouvent personne d’autre sur le marché qui puisse leur proposer quelque chose qu’on ne trouve pas sur catalogue. Je réalise le rêve de ces gens. J’aime bien dire que mon métier consiste à domestiquer le feu dans les maisons. Apporter du feu, c’est apporter une flamme, une étincelle dans le cœur d’une maison. D’ailleurs, on parle de la «chaleur d’un foyer». Et je trouve qu’il y a beaucoup de foyers qui ont perdu cette chaleur, avec les chauffages qui nous apportent du chaud, mais pas de la chaleur.»
4. Léonore Graff, tisserande à Lausanne (Vaud)
«Préparer le métier à tisser peut prendre d’un à trois jours»
Depuis son apprentissage de tisserande en 2001, Léonore Graff fabrique toutes ses pièces à la main, avec des fils de grande qualité achetés en Suisse. Elle se fait une fierté de produire exclusivement des pièces uniques, ou en petites séries. Elle est également maîtresse socioprofessionnelle depuis 2008 et experte pour les examens de créateur de tissus.
«J’ai commencé par un stage qui m’a permis de découvrir une ancienne technique de tissage, le tissage au chasse-navette, et j’ai tout de suite beaucoup aimé. C’est assez bruyant et physique, parce qu’on se sert des bras et des pieds, mais en même temps reposant pour la tête, une fois que tout est en place. Un aspect très stimulant est le nombre pratiquement infini de types de tissus que l’on peut créer, pour toutes sortes d’usages: habillement, accessoires, plaids, rideaux, ameublement… Réaliser un tissu à la main prend du temps. Par exemple, la préparation du métier à tisser peut demander d’un à trois jours, car il faut insérer les fils un à un dans des lisses (sortes d’aiguilles, ndlr), souvent plus de mille! Selon la technique choisie, il faut compter entre 20 et 80 heures pour tisser une vingtaine de mètres de tissu. Il est important de gérer sa force et d’être régulier, sinon cela se voit sur le tissu. Ensuite il y a les finitions: laver le tissu pour lui donner sa dimension définitive en le faisant rétrécir, puis le repasser, le coudre. J’ai ouvert mon propre atelier et je suis indépendante depuis 2018. Depuis 2021, je donne également des cours de tissage pour tous les niveaux, sur de petits métiers. Parallèlement, je travaille en tant que maîtresse socioprofessionnelle tisserande à 20% à l’atelier de la Fondation Perceval, qui est le seul endroit de Suisse romande où l’on forme des tisserands – mais maintenant, le métier s’appelle créateur de tissus.»
5. Frédéric Berthod, luthier à Martigny (Valais)
«Je répare et je soigne les instruments»
Après sa formation à l’Ecole internationale de lutherie Antonio Stradivari à Crémone, en Italie, Frédéric Berthod a travaillé pour plusieurs maîtres luthiers renommés et ouvre son propre atelier en 2005. Installé à Martigny depuis 2009, il construit et répare tous les instruments d’un quatuor: violons, altos, violoncelles et contrebasses.
«Quand j’ai découvert le métier de luthier dans un service d’orientation professionnelle, vers l’âge de 15 ans, j’ai tout de suite compris que c’était pour moi. Tout me plaisait: le travail du bois, la minutie que cela nécessite, le contact avec des artistes et des musiciens… Je suis conscient d’évoluer dans un marché de niche, mais je n’ai pas l’impression d’exercer un métier rare, parce que mon carnet de commandes est suffisamment fourni. Je dis souvent que mon travail ressemble à celui d’un garagiste ou d’un médecin: je répare et je soigne des instruments de musique! Il faut savoir que ce métier est apparu au XVIe siècle, dans la région de Crémone, en Italie, et qu’il est toujours d’actualité. Il paraît que dans un pays comme la Suisse, on trouve un luthier par ville de 10 000 habitants, ce qui fait que nous sommes presque plus nombreux que certains médecins spécialistes! Il est frappant de constater que les jeunes générations sont toujours fascinées par ces instruments qu’on pourrait croire poussiéreux. Je vois des enfants de 5 ou 6 ans qui ont des étoiles dans les yeux quand ils découvrent le violon. Le métier s’est adapté. Aujourd’hui, nous utilisons des machines à commande numérique et nous faisons appel à des technologies comme l’image en 3D. Nous ne livrons plus nos instruments en calèche!»
Des métiers disparus ou en voie d’extinction
Une quantité de professions sont menacées de disparition, si leur arrêt de mort n’a pas déjà été signé par l’informatisation et l’automatisation des processus de production. Songeons par exemple aux typographes, aux télégraphistes, aux téléphonistes du 111, aux dactylographes-sténographes, aux rémouleurs ou encore aux poinçonneurs des transports publics…
En l’espace de quelques décennies, ces métiers ont pratiquement cessé d’offrir le moindre débouché. D’autres professions ont disparu depuis beaucoup plus longtemps. Qui se souvient des «réveilleurs» qui officiaient avec un tambour ou un bête sifflet pour aider les gens à sortir du lit à l’époque où il n’existait pas de téléphones dotés d’une fonction «alarme»? Ou des lavandières, qui faisaient des lessives à la main dans un battoir à linge, voire dans un cours d’eau? Sans parler des requilleurs qui replaçaient manuellement les quilles dans les salles de bowling, des détecteurs d’avion qui utilisaient un cornet acoustique quand les radars étaient encore inconnus ou les allumeurs de réverbères que l’éclairage électrique a contraints au reclassement professionnel?