Pour défendre le documentaire suisse «#Female Pleasure» de la Zurichoise Barbara Miller, on ne pouvait trouver porte-voix plus déterminé que Melanie Winiger, l’une des productrices exécutives du projet. Ce film suit le destin douloureux de cinq femmes ayant souffert de discrimination et de violences sexuelles pour des raisons culturelles et religieuses. Des agissements qu’elles dénoncent afin que cessent de se perpétuer, à travers le monde, des pratiques archaïques qu’elles ont subies, parce que femmes avant tout, aspirant à disposer librement de leur corps et de leur plaisir. «Participer à ce projet est ce dont je suis le plus fière dans ma carrière et ma vie… avec mon fils, cela va de soi. Je le précise, sinon je vais avoir des problèmes.» Humour en bandoulière, franc-parler de rigueur, Melanie est maman, actrice, égérie et fut en 1996, à 17 ans, la plus jeune de toutes les Miss Suisse.
A 40 ans, l’énergie qu’elle dégage est palpable dès son arrivée. A peine a-t-elle franchi la porte d’une suite de l’hôtel Savoy Baur en Ville, à Zurich, qu’on l’entend parler et rire à tout va. Une attitude assumée, joyeusement rock’n’roll. Fil rouge de notre rencontre, elle nous parle des cinq héroïnes: Deborah Feldman, Leyla Hussein, Doris Wagner, Vithika Yadav et Rokudenashiko.
L’enfer de l’excision
La première est Américaine. Deborah a grandi dans la communauté juive ultra-orthodoxe de Brooklyn, les Satmars. Elle a été mariée à 17 ans à un inconnu avant de tomber enceinte. Elle a fui avec son fils et vit désormais à Berlin où elle est écrivaine. La deuxième, Somalienne et musulmane, a grandi dans une famille favorisée de Mogadiscio. Elle a été excisée à 7 ans, comme sa mère, sous le regard de ses tantes et des voisines. Cette pratique remonte au temps des pharaons mais frappe encore 200 millions de femmes dans le monde, 500'000 en Europe. La Suisse n’est pas en reste. Au départ, l’excision vise à priver la femme de son plaisir, à la brider. «La perte du contrôle a toujours fait peur aux hommes», avance en guise d’explication Melanie Winiger.
L’excision est devenue un rite de passage et d’appartenance. Un automatisme barbare. «A l’école, la première question que vous posent vos petites camarades, c’est: "Est-ce que tu l’as fait?" Si la réponse est oui, vous êtes autorisée à jouer avec elles. Sinon, vous êtes exclue», commente Leyla Hussein. Devenue thérapeute, elle dénonce sans relâche: «Ce n’est pas un problème propre à l’Afrique ou à l’Asie, il est mondial.» Elle éduque désormais afin d’aider les jeunes à la prise de conscience.
L’excision, qu’est-ce que c’est? «Il y a trois stades: l’ablation partielle ou totale du clitoris, des petites lèvres et des grandes lèvres», énumère Melanie Winiger. Lorsque, à l’aide de ciseaux géants, Leyla montre à des garçons la réalité de cette pratique sur des organes en pâte à modeler et des photos, l’effroi se lit sur les visages. Le but éducatif est atteint.
La liberté, principe cardinal
La troisième protagoniste du film est Allemande. Fervente catholique, Doris est entrée à 19 ans au couvent, où elle a été violée de façon répétée par son supérieur. Après la première agression, elle ira se plaindre à la mère supérieure. Melanie Winiger détaille la scène: «Elle s’est mise en colère, lui a reproché d’avoir suscité le désir, avant de lui dire: "Je te pardonne.»
Doris est piégée. Elle n’aura d’autre choix que de s’enfuir afin de ne plus subir. A l’extérieur, la police lui fait savoir que son bourreau n’a pas usé d’une arme pour la contraindre et que par conséquent il ne peut pas être poursuivi. Elle écrira au pape sans obtenir de réponse. Voilà aussi pourquoi, pendant des décennies, l’omerta a permis à de tels crimes une impunité totale.
Désormais libre, Doris a découvert le vrai sens de la vie et ses cinq sens. Elle s’est mariée, a donné naissance à un enfant. Croit-elle toujours en Dieu? «Oui, elle a gardé la foi, répond Melanie Winiger. Son bonheur irradie, elle s’épanouit, rédige une thèse universitaire. Rien que d’en parler, j’en ai des frissons.»
Interdit de regarder un homme dans les yeux
Le destin de l’artiste et performeuse japonaise shinto bouddhiste Megumi Igarashi, alias Rokudenashiko, est d’une autre nature. Cette femme au rire cristallin a été menottée et arrêtée par dix policiers armés pour avoir propagé des œuvres à base du moulage de son vagin en 3D. Dans un pays qui voue un culte au phallus lors du Kanamara Matsuri – la fête du pénis de fer – et n’interdit pas la diffusion de mangas à caractère pédopornographique, l’arrestation et le procès de l’artiste font découvrir un aspect totalement méconnu de son rapport à la sexualité féminine.
Vithika l’Indienne est issue d’une famille hindoue traditionnelle. Dès son plus jeune âge, on lui a interdit de regarder un homme dans les yeux, alors que dans la rue les attouchements, les agressions sexuelles et les viols collectifs sont monnaie courante. Elle a créé Love Matters, une plateforme qui parle de sexualité afin de revendiquer l’égalité. «Aucune d’elles ne se considère comme une victime», précise Melanie Winiger, même si toutes l’ont été physiquement ou psychologiquement.
La Suissesse est issue de deux cultures auxquelles s’est ajoutée, comme principe cardinal, la notion de liberté dès l’enfance. «Ma mère, d’origine indienne, a émigré au Canada; mon père, lui, est Italien. Ils ne m’ont jamais élevée avec des préjugés fille ou garçon mais comme un individu à part entière. Je suis Melanie.»
Rupture
Le point de départ de sa vie est en quelque sorte la ligne d’arrivée des cinq femmes en rupture avec leur milieu oppressant. «Elles ont subi le joug du patriarcat. Un point commun que l’on retrouve dans toutes les religions.» «#Female Pleasure», œuvre féministe, militante, ne cherche pas à exclure. «Ce n’est pas un film contre les hommes. On ne veut pas d’un matriarcat. Les deux sexes sont les deux côtés d’une même médaille. Sinon je ne me serais pas engagée», souligne Melanie Winiger. Le film n’est pas non plus un brûlot antireligieux. Il part du postulat que croyance ne veut pas dire asservissement.
Melanie Winiger, affiliée à l’Eglise réformée, a songé, un temps, à embrasser le bouddhisme. «Je voyais le dalaï-lama comme une personne sainte entourée de stars de Hollywood. Je trouvais ça cool.» Elle va découvrir un bémol. «La femme y est infériorisée, comme dans toutes les autres croyances. Elle ne peut atteindre l’état de bouddha, qui signifie éveil, que si elle se transforme en homme avant l’étape ultime.» Un épisode de sa vie va finir de la dissuader de se convertir. «Lorsque j’ai voulu gravir une montagne sacrée en Mongolie, on me l’a interdit au prétexte que j’étais impure à cause de mes menstruations. Or, si les femmes ont leurs règles, c’est pour pouvoir donner la vie.»
Menaces et violence
Aujourd’hui, elle est croyante, hors de tout cadre religieux. Elle a laissé cette même latitude à Noël, son fils de 17 ans. «Je souhaite qu’il suive l’enseignement prodigué à l’école comme bagage culturel religieux. Après, il est libre de ses choix.»
En lançant sa démarche, en réunissant ces destins si lointains et si proches, la réalisatrice Barbara Miller a été clairvoyante. «Elle a commencé il y a cinq ans, avant l’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo, avant les révélations qui secouent l’Eglise», pointe Melanie Winiger. Au moment où sort le film en Romandie et avant qu’il n’entame une carrière internationale, les dénonciations et les condamnations se multiplient.
Mais un tel film n’est pas sans conséquence pour celles qui se livrent et dénoncent. Consciente des risques, la cinéaste n’a fait appel qu’à des femmes de tête, des figures de proue. «La Somalienne Leyla Hussein vit à Londres, elle a en permanence sur elle un bouton d’alarme pour sa sécurité. Son adresse est sur liste rouge», précise l’ex-Miss Suisse. Des hommes l’ont agressée physiquement. Un coup de poing dans la figure en guise d’avertissement.
De l’énergie et du temps…
Lorsque «#Female Pleasure» est sorti outre-Sarine, Melanie Winiger, qui se définit volontiers comme «une grande gueule», a subi des intimidations. «Il y avait des graffitis: "Melanie ferme-la!" J’ai reçu des e-mails pas très sympathiques», révèle-t-elle.
Aussi loin que remontent ses souvenirs, elle s’est battue. «A l’école, je défendais les plus faibles. Il m’arrivait de rentrer avec le nez en sang. On me surnommait Super Melanie.» Elle mesure le temps qu’il faut pour faire changer les mentalités. «J’avais 6 ans lorsque j’ai entendu des adultes évoquer des cas de pédophilie sur des enfants de mon âge. J’en ai été traumatisée. J’ai 40 ans et on mesure enfin l’ampleur du phénomène, on commence à le condamner», s’insurge-t-elle.
Elle ne veut pas s’arrêter là et verrait bien une suite à «#Female Pleasure». «Lors de la projection, on pleure, on rit, mais on ressort avec de l’espoir.» Lorsqu’on lui demande qui elle est derrière ses multiples casquettes, elle répond: «Je suis une combattante.» Comme Deborah, Leyla, Doris, Vithika et Rokudenashiko: cinq femmes, devenues cinq sœurs, désormais unies par une même cause.