On pensait cette époque révolue. Celle où la presse tabloïd anglaise s’insinuait partout dans la royauté, exploitant avec avidité la moindre rumeur. Bien entendu, parce que le Royaume-Uni n’oublie pas que son hymne national est God Save the Queen, la reine elle-même était le plus souvent épargnée, ou égratignée avec respect. On se souvient comment tout cela a fini. Pied au plancher dans un pilier du tunnel de l’Alma, à Paris, le 31 août 1997, avec la mort de Lady Di et de son amant, harcelés par des paparazzis.
Sur le coup, contrainte et forcée, la presse à scandale a ralenti. Les Windsor ont pu respirer, malgré quelques dérapages: les amours naissantes de Kate et William à St Andrews ou les idioties de Harry déguisé en officier nazi… On peut toutefois parler de parenthèse enchantée pour la famille royale, où les naissances ont succédé aux mariages. Des histoires de conte de fées, propres à contenter le peuple et redorer le blason de la monarchie.
L’effet Brexit
Tout cela ne pouvait durer indéfiniment. Où situer le moment de la bascule? Sans doute le 24 juin 2016, lorsque 52% des Britanniques ont voté en faveur du Brexit. Un vote émotionnel, précédé d’une campagne à coups d’injures et d’invectives entretenue par les tabloïds. Le vote du repli sur soi, surtout. Trois ans plus tard, on n’a guère avancé. La reine était opposée au Brexit, dit-on, mais elle n’en a rien dit, fidèle à la devise «Never explain, never complain»: on n’explique pas, on ne se plaint pas.
Dans un tel contexte, les tabloïds, galvanisés par le Brexit, ont repris leurs sales habitudes. Rien ne vaut la famille royale quand il s’agit de distraire une opinion divisée. Avec cette fois une cible toute trouvée: Meghan Markle, Américaine et divorcée. Comme Wallis Simpson avant elle, pour laquelle le prince Edouard, duc de Windsor, abdiqua en 1937 au profit de son frère George, l’arrière-grand-père de William et Harry.
Si le contexte politique est aujourd’hui très différent, retenons que les faiseurs de scandale ciblent volontiers «l’étrangère». Victime de choix, Meghan est isolée jusque dans sa couleur de peau chez les Windsor. On l’accuse de tous les maux, d’avoir divisé William et Harry à la manière d’une Yoko Ono. On l’attaque au porte-monnaie, parce que l’argent, c’est important dans un pays en crise. Meghan, surnommée Me-Gain, dépenserait sans compter. Avec sa propre famille disloquée et sa mère à des milliers de kilomètres, Meghan ne peut guère compter que sur H, autrement dit Harry, pour la soutenir. Kate l’aurait appelée pour lui offrir son aide, mais est-elle sincère? Ce rôle pacificateur, très opportuniste, sied un peu trop à son futur destin de reine pour en être convaincu.
Le fantôme de Diana
Pour le prince Harry, qui a déjà perdu sa mère, noyée sous les torrents de boue des tabloïds, pas question de se taire. Récemment, il confiait: «Faire partie de cette famille, dans ce rôle, dans ce travail, chaque fois que je vois un appareil photo, chaque fois que j’entends un clic, chaque fois que je vois un flash, cela me ramène tout de suite [à ma mère].» Le spectacle de sa propre épouse en dépression – elle serait «régulièrement en pleurs» – lui est insupportable.
Pour la protéger, il agit. Si l’on en croit le Daily Mail, il a fait le ménage dans les fréquentations du couple après avoir identifié quelques intrigants qui arrondissaient leurs fins de mois en balançant à la presse. Comme Diana avant lui, il a aussi changé de numéro de téléphone. En 2000, s’en souvient-on (?), les tabloïds The Sun et The Mirror avaient été condamnés pour écoutes téléphoniques illégales de membres de la famille royale. Harry était ciblé.
Aujourd’hui, il contre-attaque, saisissant systématiquement la justice. «William comprend que les journaux jouent un rôle important dans la diffusion du message. Harry ne peut surmonter son aversion pour les institutions qu’il blâme pour la mort de sa mère», relève Jonny Dymond, correspondant royal pour BBC News.
La reine ulcérée
Lors d’une visite diplomatique le 22 octobre à Buckingham, des observateurs attentifs ont relevé que la photo de Meghan et Harry présente sur le bureau de la reine avait disparu. Le message est subtil. Elisabeth II ne digère pas l’interview-vérité que son petit-fils et son épouse ont accordée dans le cadre du documentaire «Harry & Meghan: an African Journey» diffusé le 20 octobre à 21 heures sur la chaîne ITV. Une interview choc rarissime qui a fait trembler les murs du palais.
Il faut remonter à la confession de Diana du 20 novembre 1995, sur la BBC, pour trouver trace de telles lézardes. A l’époque, la princesse de Galles avait confié sa souffrance d’être prisonnière d’un «ménage à trois», incluant Camilla. Immense scandale qui vaudra le bannissement à Lady Di. La reine, on le sait, déteste par-dessus tout qu’on lave son linge sale en public.
Règle brisée
Harry savait pertinemment qu’en s’exprimant sans fard sur ITV, ce dont il avait averti le producteur Tom Bradby, un ami de William, il enfreignait la sacro-sainte règle des Windsor. Confronté à la détresse de sa femme, il l’a encouragée à témoigner pour dénoncer une pression médiatique devenue insupportable. «Je ne pense pas que quiconque puisse comprendre cela, explique Meghan. Quand j’ai rencontré pour la première fois celui qui est aujourd’hui mon mari, mes amis m’ont dit: «Il est sûrement formidable, mais tu ne devrais pas sortir avec lui parce que les tabloïds anglais vont détruire ta vie.» (...) Pour moi, cela n’avait aucun sens. (...) Je n’ai pas compris.» Evoquant une situation «compliquée», elle avoue avoir souffert lorsqu’elle était «enceinte et vulnérable», puis après la naissance d’Archie, en plein babyblues. Harry, pour sa part, ne cache rien de sa préoccupation et fait plusieurs fois référence à sa défunte mère.
Aux Etats-Unis, où faire acte de contrition en public suffit souvent à être absous, une telle confession aurait ému l’opinion. Pas en Angleterre, où l’exercice se révèle à double tranchant. La perfide Albion, vous vous souvenez? Allergique à ce type de déballage, la reine aurait été «horrifiée», le prince Charles, lui, se dit «inquiet». Les Britanniques sont divisés.
Le salut par la fuite
Isolés et meurtris, Harry et Meghan songent à s’expatrier, sans doute aux Etats-Unis. Et l’on repense au duc de Windsor, l’arrière-grand-père de Harry. La mère et la plupart des amis de Meghan vivent à Los Angeles. Le couple princier souhaite aussi que grand-mère Doria soit plus présente dans la vie d’Archie. «Ce qui est nouveau, observe une source proche de Frogmore Cottage, où ils résident, c’est l’investissement de Harry qui semble être devenu le moteur du projet.»
En Grande-Bretagne, 72 députées de la Chambre des communes, de toutes tendances, ont adressé à Meghan une lettre de soutien. «En tant que femmes (...) nous voulons vous exprimer notre solidarité en prenant position contre le caractère souvent déplaisant et trompeur des reportages publiés dans certains de nos journaux nationaux ciblant votre personne et votre famille», écrivent-elles. Elles dénoncent une campagne de dénigrement injustifiée et ajoutent: «Plus inquiétant encore, ce sont les sous-entendus dépassés et coloniaux de certains de ces articles que nous dénonçons aujourd’hui. (...) Cela ne peut continuer impunément.»
Meghan, Harry et Archie s’exileront durant plusieurs semaines à la mi-novembre. Ils fêteront Thanksgiving en Californie chez Doria Ragland, la maman de Meghan. Pour le fiston, il s’agira du premier voyage aux Etats-Unis, la patrie de sa mère qui, après son mariage, n’a pas renoncé à sa nationalité. Le couple princier en profitera peut-être pour visiter quelques demeures avant de rentrer fêter Noël à Sandringham, dans le Norfolk, auprès de la reine.