Aux Prés-d’Orvin, au pied du Chasseral, les samedis matin de janvier sont aussi charmants qu’assoupis. Même si un léger saupoudrage blanc recouvre la piste, déserte et champêtre, le téléski à arbalètes n’a pas tourné une seule fois cette saison. Il reste précieux. Depuis des générations, les familles de la rive nord du lac de Bienne y découvrent le bonheur des lattes dans les rondeurs jurassiennes.
Il y a encore deux ans, venue de La Neuveville, la jeune Amélie Klopfenstein slalomait là, au sein du Giron jurassien. De grands yeux de madone, un corps souple et gracile, de la volonté. La voici qui arrive au rendez-vous, elle n’a pas beaucoup changé, elle a 17 ans. La seule différence, ce sont les trois médailles autour de son cou, massives, qu’elle a apportées pour les photos dans L’illustré et qui cliquettent à chacun de ses mouvements.
Le patron du Grillon, le discret restaurant au bas de la piste, la reconnaît. Avec elle, il a cette touchante réserve des montagnards. Elle l’a aussi. Aux questions, souvent pareilles, elle répond par des phrases bien réfléchies. Elle répète: «Je reste la même personne» ou «J’ai été dans un rêve, mais je reviens vite sur terre». Ou encore: «Cela ne sert à rien de se prendre la tête.»
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Elle dégage une douceur mêlée de détermination qui semble dire: je sais bien que l’important n’est pas dans les gazettes, que seule la vérité de la piste compte et que tout reste à prouver. L’effervescence médiatique ne la gêne pas: «Il faut prendre cela avec plaisir, plutôt comme un soutien.» Après nous avoir quittés, elle passera l’après-midi à Couleur 3, le soir au micro de Darius Rochebin. Souriante, nature, sans trop se dévoiler et sans jamais s’imaginer être devenue une star.
Tout ce tintamarre a une raison. Mi-janvier, à la surprise générale, elle a gagné trois médailles en trois jours aux Jeux olympiques de la jeunesse (JOJ). La première, celle du super-G, l’a étonnée. Les autres, elle les a prises avec philosophie. De toute façon, elle n’aurait pas dû être là. Remplaçante, elle a pris au pied levé le dossard de sa camarade de classe en sport-études, à Brigue, Delphine Darbellay, blessée. Elles se sont écrit, elles sont bonnes copines. «Ma foi, le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres», dit Amélie, sans pathos inutile. Belle joueuse, Delphine était aux Diablerets pour assister aux triomphes de sa remplaçante.
Sa vie, Amélie la raconte en quelques mots. Un père ingénieur, dont l’entreprise à Bienne invente de nouveaux produits depuis trente ans et lance des start-up. Une mère enseignante, passionnée par sa profession. Une sœur aînée qui jouait en ligue A de volleyball avec Franches-Montagnes et deux grands frères, surtout amateurs de foot, qu’il fallait suivre à skis: «Je n’avais pas le temps de me reposer, c’étaient toujours de bons moments.»
L’appartement familial dans le Saanenland lui permet de dévaler les pistes de Gstaad; elle y est retournée juste après les folies des JOJ, au calme: «J’ai parfois besoin de couper avec le ski.» Et puis, pour la former, la chance d’intégrer ce valeureux Giron jurassien encouragé par Didier Cuche lui-même et dont elle tient à nommer les entraîneurs, Jérôme Ducommun, Dimitri Cuche et Jeremy Barfuss, ou Charles-Albert Mottet, du Ski-Club romand Bienne. Ravi, Dimitri Cuche, petit-cousin de Didier et lui-même ex-coureur de Coupe du monde, la connaît bien: «Amélie était à l’écoute, capable de vite corriger ses erreurs. Elle est modeste, les victoires ne vont pas lui monter à la tête. Son succès est motivant pour nous tous, il montre que c’est possible.»
En guise de déclic, en 2018, Amélie décroche le titre national des moins de 16 ans, en géant. Ce succès la convainc d’intégrer la Mecque des jeunes skieurs, à Brigue. Elle y vit aujourd’hui, seule en chambre, en troisième année de droit et économie. Aucun mal du pays, assure-t-elle, mais «je suis contente, le vendredi, de retrouver ma chambre et mon lit». Son futur professionnel? «J’ai plein d’idées. Dans l’économie. Ou je me verrais bien pilote d’hélicoptère, ou d’avion.» Vrai qu’on l’imagine sans peine dans un cockpit, précise, méthodique. «Si j’ai un côté casse-cou, je réfléchis pas mal. En ski, je passe beaucoup de temps à reconnaître la piste. J’y vais à l’instinct mais je sais aussi à quelle porte il faut plus de hauteur. Aux Diablerets, il fallait skier avec la tête.»
Ces trois médailles, c’est peu et énorme à la fois. Si l’ex-entraîneur national Hugues Ansermoz estime qu’«une médaille à cet âge-là ne veut pas dire grand-chose», il s’agit tout de même d’un capital estimable. «Elles me donnent de la confiance pour avancer», glisse Amélie. Or la confiance, quand on se lève à 5 heures du matin pour terminer à 20 heures, quand on passe la semaine à 200 kilomètres de chez soi, c’est une force. Dans les livres, elle sera définitivement «la fille aux trois médailles» et elle en sourit. Il y a pire, comme carte de visite. Quoi qu’il arrive, elle a son rituel d’avant-course, «ma bulle». Elle écoute de la musique calme, genre Coldplay, ou ce morceau de Tom Odell, «Another Love», qui l’enveloppe dans un bon mood. La violence ne l’emplit que quelques secondes avant de s’élancer. «Là, il faut avoir le couteau entre les dents. C’est un peu un sport de brutes.»
Elle qui n’oublie pas de «rigoler avec les copains» a tout aimé aux JOJ, les vivats au Flon, les regards sur elle. Ces Jeux n’étaient pas un but en soi et la vie continue. «Le chemin est long», répète-t-elle, avant d’approcher ces modèles qu’elle cite du bout des lèvres. Pinturault, Hirscher. Mikaela Shiffrin, bien sûr: «Tout ce qu’elle fait est solide, c’est hallucinant.»
Elle a quatre mois de plus que Greta Thunberg. «Le ski alpin n’est pas un sport parfait pour l’écologie, on pourrait améliorer des choses. Et voir moins de neige et des canons partout me fait mal au cœur.» Mais elle n’irait pas manifester, elle préfère les actions concrètes. Son monde est ailleurs. Elle se voit rejoindre Brigue, «rattraper quelques examens». Elle retrouvera ses entraîneurs, Paola Cavalli, Didier Schmidt. Les honneurs? La phrase clé s’invite encore: «Il ne faut pas se prendre la tête avec cela.» A son cou, ses médailles cliquettent pour lui rappeler qu’elle n’a pas rêvé.