Vingt ans, l’âge des révoltes et des rêves les plus dingues. Vingt ans, l’âge de Yann Scussel, étudiant de Plan-les-Ouates (GE), qui agit comme s’il avait le monde à explorer, offert et immense, au travers des 1000 causes que sa défense provoque en lui. La protection des requins hier, le combat contre la prolifération du plastique aujourd’hui.
Yann Scussel est le fils aimé d’un employé d’une société financière et d’une employée dans les assurances sociales, d’origine portugaise. Né avec le siècle, c’est d’abord un petit garçon qui ne tient pas en place, qui s’intéresse à tout. Il ouvre des yeux ronds devant l’émission Ushuaïa ou les odyssées de Mike Horn, découvre l’océan en partant pêcher avec son grand-père au Portugal. «Je l’ai accompagné depuis tout petit. J’étais intrigué qu’on puisse remonter de si gros poissons, ainsi que par la masse infinie d’eau qui se cache sous la surface.» L’onde, il y pénètre pour de vrai en pratiquant la natation et le water-polo, en compétition.
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Yann Scussel, un exploit pour alerter
Tout l’interroge, tout l’attire et son travail de maturité va servir de déclic. «Profitez de consacrer du temps à un sujet que vous n’aurez peut-être plus l’occasion d’aborder plus tard!» a conseillé sa professeure du Collège de Staël, à Genève. Il la prend au mot, à la puissance cent. Son projet ne manque pas d’air: nager en liberté avec les requins bouledogues dans les eaux des îles Fidji. Ardent, il se débrouille pour trouver des sponsors, réunit 20 000 francs. Il a 17 ans.
Un seul credo l’anime: «Réaliser un acte protestataire qui ait du sens, pas une simple performance. Là, j’ai voulu prouver par ma personne qu’on pouvait interagir avec ces animaux, qu’ils n’avaient rien des mangeurs d’hommes que le cinéma dépeint. Je voulais sensibiliser les gens à cette injustice.»
Devant sa demande, certains partenaires potentiels lui rient au nez, lui parlent de suicide programmé. D’autres jouent le jeu. Il récolte la somme espérée, s’envole et plonge dans l’océan Pacifique. «La première fois que je me suis mis à l’eau avec les requins, sans cage, j’ai eu une appréhension. Mais j’avais confiance en moi. J’avais rencontré des biologistes, des éthologues. Je ne croyais pas à la pensée commune.» Tout se passe bien, son travail de maturité est un succès, même si, idéaliste, il aurait aimé qu’il ait plus d’effets directs sur les autorités. Pas découragé, il récidive une année plus tard, aux Bahamas, en nageant avec les requins tigres et les requins marteaux, considérés comme plus dangereux. Il en tire une exposition à Genève, avec vente aux enchères à la clé, et un saisissant film documentaire qui est remarqué jusqu’en Polynésie française. Aux Bahamas, entre deux plongées, il écarquille les yeux devant «l’environnement dévasté par le plastique, les plages emplies de Sagex et de couches-culottes.» Se demande à quoi ressemblera ce monde dans vingt ans.
N’empêche, il comprend que réaliser ses rêves est possible si on y croit fort. Fin 2019, il traverse le détroit des Dardanelles à la nage. Six kilomètres à lutter contre le courant, au profit de la Ligue genevoise contre le cancer. Dans l’élan, le projet suivant se profile. En mars 2020, il prévoit de gravir le Kilimandjaro en autonomie complète, pour «sensibiliser à la condition des porteurs et aux dérives du tourisme en haute altitude». Le covid en décide autrement, il doit reporter l’aventure.
Ce printemps, il fait les cent pas chez lui quand une statistique le fait bondir. Elle lui apprend que 14 000 tonnes de déchets plastiques finissent chaque année dans la nature suisse, dont 50 tonnes rien que dans le lac Léman. «J’ai été sidéré,» se souvient-il. Avec l’équipe de tournage prévue pour l’Afrique, il s’en va plonger à l’embouchure du Rhône, au Bouveret. Visualise effectivement les monceaux de plastique accumulés. Quelqu’un dans le groupe lui suggère de remonter le fleuve sur quelques centaines de mètres et de se laisser porter, comme un vulgaire déchet. «Cette phrase a fait tilt, nous nous sommes tous regardés.»
Il tient son projet. Il décide de partir en hydrospeed depuis la source du Rhône, au glacier du même nom, à 2250 mètres, et de descendre d’une traite jusqu’au lac, 158 kilomètres plus loin. L’exploit n’a jamais été réalisé. Des amis valaisans le lui déconseillent. Le trajet fourmille de chutes d’eau, de courants à vive allure, de barrages redoutables. Il contacte un pro de l’aventure, Claude-Alain Gailland, guide de montagne et compagnon de Mike Horn, avec qui ce dernier a descendu l’Amazone en hydrospeed. «Il m’a répondu que ce serait jouable à la fin du printemps, lors de la fonte des neiges.»
Sitôt exprimé, sitôt réalisé. L’après-midi du 25 mai, Yann Scussel utilise pour la première fois un hydrospeed, cette planche qu’on tient à bout de bras. Quelques heures plus tard, à 4 heures du matin, il s’embarque avec Claude-Alain Gailland à la source du fleuve, là où il n’est encore qu’un filet d’eau. Le premier choc est immédiat. «L’eau faisait entre 4 et 8°C! Sur tout le parcours, le froid ne nous a jamais quittés. Sans gants et dans une combinaison de 5 millimètres, j’ai été souvent à la limite de l’hypothermie. J’avais les membres et l’esprit paralysés, le froid occupait toutes mes pensées. La nuit, je pensais à des endroits doux et chauds, comme la plage.»
Il acquiert un semblant de technique dans la douleur, apprend tant bien que mal à lire la rivière et ses courants. «Comme on se trouve au ras de l’eau, on se heurte partout, on n’arrive pas à prévoir les coups. A force de me cogner à des dizaines de cailloux, mes genoux ont doublé de volume. Pour m’encourager, je me disais que je souffrais pour alerter.» Les 60 premiers kilomètres sont particulièrement rudes, entre les rapides, le poids du sac et les chocs incessants. Parfois, la topographie empêche de continuer sur l’eau. Les deux hommes marchent alors sur quelques dizaines de kilomètres, escaladent des parois avec environ 20 kilos de matériel sur le dos.
Au fil de l’eau, le paysage change. Le cours d’eau, sauvage au départ ou dans le bois de Finges, s’asservit quand il passe près des industries, à Viège. La nuit, aux alentours de Sion, seules leurs deux lampes frontales sont allumées. Exténués, ils sortent toutes les 45 minutes pour marcher et tenter de se réchauffer. «Ce fut la nuit la plus longue de ma vie. De plus, j’ai pris tant de coups sur l’épaule qu’un nerf s’est bloqué. Impossible d’utiliser mon bras droit. A un moment, j’ai eu des hallucinations, j’étais persuadé qu’un crocodile me suivait.» A l’approche du lac, le fleuve se canalise. Il faut alors redoubler de pagayage. «Après 29 heures d’efforts ininterrompus, je me suis échoué sur la plage du Bouveret, comme un déchet. Il y en avait partout autour de nous. C’était triste mais cela a donné du sens à mon action. J’ai atteint mon but: être un faire-valoir de la statistique.»
En lui, on sent un bouillonnement, l’envie de recommencer. «Je suis Yann Scussel, j’ai l’âge que j’ai, 20 ans, mais je ne veux pas être résumé à cela.»
>> L'aventure en vidéo: La grande descente - allégorie d'un déchet plastique