Bien confortable dans mon vieux training, je sors acheter le journal. La rue est calme, il fait beau, je suis en mode dimanche. Mon canard sous le bras, je passe devant la terrasse d’un café PMU quand, soudain, des cris me tirent hors de mes pensées: «Ouaf ouaf! Grrrrr, ouaf!» Quatre hommes me regardent, hilares. Non, je ne rêve pas, ce sont bien eux qui viennent d’aboyer. Une façon pour le moins créative d’exprimer l’appétit que mon corps leur inspire, manifestement. Regard consterné. Prise au dépourvu, je reste bouche bée et je passe mon chemin. Je les entends éclater de rire. Cette scène, aussi ahurissante soit-elle, est pourtant monnaie courante. Ces sollicitations non désirées, répétées, souvent à caractère sexuel portent un nom: le harcèlement de rue. Et 72% des Lausannoises âgées de 16 à 25 ans en sont victimes.
Du haut de mes 23 ans, je suis l’archétype de la cible. J’ai pu m’en rendre compte en réalisant ce sujet. Pour la moitié des victimes, les épisodes de harcèlement ont eu lieu au moins une fois par mois. Pendant les trois semaines qu’a duré cette enquête, pas un jour n’a passé sans que je reçoive de remarque. Trois interpellations verbales par semaine en moyenne. Trois cris. Et j’ai cessé de compter les regards qui déshabillent après en avoir listé sept en deux jours. Un affront quotidien.
En matière de harcèlement de rue, la capitale vaudoise n’est bien sûr pas une exception. Londres, New York, Paris, Bruxelles, New Delhi, partout autour du globe, des études révèlent en effet l’ampleur de ce phénomène, jusqu’alors passé sous silence: le harcèlement de rue toucherait 84% des femmes à travers le monde, d’après les chiffres récoltés dans différents pays. Si bien que le problème commence à attirer l’attention des politiques. A Lausanne, c’est Léonore Porchet, présidente des Verts de la ville et élue au Grand Conseil vaudois, qui a lancé l’alerte, en mars 2016. Sa lettre à la municipalité a donné lieu à un sondage, dévoilant la proportion de victimes dans la capitale vaudoise. Le municipal chargé de la sécurité et de l’économie, Pierre-Antoine Hildbrand, avoue être tombé des nues en découvrant cette réalité, et entend bien «lutter contre ce fléau». Mais pour lui, le harcèlement de rue n’est qu’un des éléments des agressions qui touchent à l’intégrité sexuelle. C’est pourquoi il veut incorporer cette lutte dans une stratégie globale.
Pour l’heure, très peu d’actions concrètes sont en place et les politiques en la matière sont embryonnaires. A Lausanne, une cellule de réflexion a été créée fin février 2017. Elle est notamment constituée de représentants de la police municipale, du planning familial, de VoGay, qui défend les droits des homosexuels, de GastroLausanne, ainsi que des Transports publics lausannois, pour cerner tous les champs d’action nécessaires. Le municipal PLR soutient qu’il faut prendre des mesures immédiates, comme le renforcement de présence dissuasive dans les quartiers particulièrement fréquentés le soir, mais aussi des mesures à plus long terme, telles que la prévention et l’éducation. «Agir sur ce terrain est très important, mais plus long à mettre en place. Et en attendant, il faut s’occuper des cas de harcèlement dans la rue à 2 heures du matin.»
D’après le sondage effectué par la municipalité, ce comportement survient le plus souvent la nuit, dans les parcs, la rue ou les bars. Mais que les Lausannoises se «rassurent», les correspondants de nuit sont là pour veiller sur elles. Enfin, à leur manière. Ces employés de la ville, ne faisant pas partie de la police, circulent dans certaines rues entre 18 heures et 2 heures du matin et n’ont qu’un rôle de médiateur. Comprenez que leur présence est surtout dissuasive, et qu’elle n’est pas ciblée. Leur statut ne leur permet pas d’intervenir physiquement. «Ils incarnent un genre de contrôle social light, précise le municipal. Si les choses dégénèrent, ils doivent appeler le 117.» D’autres équipes, policières cette fois, patrouillent en voiture dans les zones sensibles et interviennent sur demande. Ces mesures n’ont pourtant pas évité à plus de 4 femmes sur 10 d’avoir été suivies. C’est notamment pourquoi beaucoup modifient leur itinéraire en fonction de l’heure.
Lacune juridique
Force est de constater que la police lutte contre un adversaire invisible: il n’y a aucun moyen de savoir à quelle fréquence le harcèlement dégénère en agression. De plus, les statistiques annuelles montrent une baisse globale de ces dernières. «Les remarques et sifflements ne sont pas audibles à moins d’être à une distance proche, et on ne peut pas imaginer une densité policière telle qu’elle dissuade tout comportement dérangeant», concède Pierre-Antoine Hildbrand. Il insiste toutefois sur l’importance d’annoncer les faits à la police. «Si plusieurs victimes donnent le même signalement, cela nous permet d’être mieux renseignés et d’augmenter nos chances de coincer le type.» En 2016, seules une dizaine de plaintes pour harcèlement ont été déposées.
La discrétion. C’est l’atout majeur des harceleurs. Comment repérer des chuchotements lancés en croisant une passante? Les malotrus se sentent d’autant plus à l’aise que la loi ne prévoit pas de sanctions pour le harcèlement de rue proprement dit. Les insultes (63% des cas, selon la même étude lausannoise) et les attouchements (32% des cas) entraînent des conséquences pénales car ils sont considérés comme des agressions. Les remarques, les interpellations non verbales comme les sifflements (88% des cas), les bruits de bisous ou les gémissements se trouvent dans une lacune juridique. La faute, notamment, à l’absence de définition officielle du harcèlement de rue.
Le canton de Genève et les autres villes vaudoises se penchent aussi sur la question, ainsi que Zurich et Winterthour. «Il est très difficile de constituer une base légale solide et universelle pour définir le harcèlement, regrette Pierre-Antoine Hildbrand. Si on part de l’idée que cela doit être «sanctionnable», il faut qu’on ait un point d’accroche réglementaire. Mais la définition même du harcèlement est subjective, car elle varie selon la sensibilité de chaque victime. Nous devons pouvoir nous raccrocher à des éléments objectifs.» Pour offrir aux femmes une plus grande marge de manœuvre, le municipal envisage de faire élargir les trottoirs de la ville. Une mesure à l’image du désarroi général.
Les origines du mal
La solution n’est d’ailleurs peut-être pas politique. Pour Caroline Dayer, docteure et experte en prévention des violences et des discriminations à Genève, la dimension politique est essentielle, mais prendre le problème par le bout de la sécurité est une erreur. «Si on veut s’attaquer de façon efficace au harcèlement de rue, il faut s’en prendre au système qui le produit: le sexisme. Combattre ce comportement par la sécurité revient à mettre un pansement sur une plaie béante.» Plus ou moins discret, presque subliminal, le sexisme est si profondément ancré dans la culture qu’il fait partie de ces mots dont on n’est plus certain de connaître le sens. «Attitude discriminatoire fondée sur le sexe», rappelle le Larousse.
Le sexisme et ses codes sont donc intimement liés au genre, et surtout à la représentation stéréotypée de ce que doivent être le masculin et le féminin. «Le harcèlement de rue est une manière de contrôler et de sanctionner la personne visée, expose la chercheuse. La femme, pour la représentation sexualisée et «objectifiée» que la société donne d’elle. Mais aussi les personnes qui dérogent aux codes genrés ou à l’hétérosexualité.» Les harceleurs se sentent donc légitimes pour faire intrusion dans l’intimité des femmes. Qu’ils soient seuls ou en groupe. Même entourés de témoins.
Il se cache derrière un arbre
Après ce que nous appellerons «l’incident des aboiements», je ressors me balader. Cette fois, j’ai troqué mon training contre un legging, que je porte avec des bottes et un blouson. J’emprunte une rue peu passante. La fréquence des remarques m’a poussée à développer un genre d’anxiété. J’anticipe malgré moi la réaction de chaque homme que je croise.
Un quadragénaire arrive, justement. Je lui jette un rapide coup d’œil et tente de l’analyser. Nous nous croisons, et pile quand je me sens soulagée qu’il n’ait rien dit, il me lance un très désagréable bruit. Aigu, à mi-chemin entre le coassement et le sifflement. Cette fois, je ne me laisse pas faire. «Pardon? Je n’ai pas compris ce que vous avez dit.» Je hausse la voix car il est déjà quelques mètres plus loin et me tourne le dos. Il m’ignore. J’insiste. «Vous voulez me dire quelque chose?» Il me lance un regard gêné et se cache derrière un arbre. «Non, rien, j’ai rien fait.» Nous continuons ainsi de longues secondes. Je veux comprendre ses motivations. «Rien, je ne sais pas.» Il s’enfuit. Je ne vais quand même pas lui courir après… Surréaliste. «Je ne sais pas.» Sérieusement? C’est donc pour ça que les jeunes femmes vivent de telles scènes chaque jour? Lui-même n’a pas eu l’air de savoir ce qui l’a poussé à agir.
Qu’en pense Magdalena Burba, psychologue et spécialiste en sexologie? «Nous sommes dans une société malade du lien. Les gens ont de moins en moins l’habitude d’être en relation face à face. Au point que certains ne savent plus comment communiquer. Avec l’accessibilité de la pornographie, par exemple, certains hommes n’arrivent pas à différencier la femme-objet qu’ils y voient de celle qui marche dans la rue. C’est une façon d’imposer leur virilité et leur domination.»
Contrôler leur corps à tout prix
Au fil du temps, cette emprise sur le corps féminin a évolué. «Il y a eu différentes formulations de la féminité à des époques différentes, explique Marylène Lieber, sociologue à l’Université de Genève. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que les femmes rejettent le contrôle qu’on voudrait exercer sur leur corps et leur sexualité. Certaines s’approprient cette image sexualisée pour la dénoncer.» On le voit notamment dans les clips. Les plus grandes icônes féminines actuelles se mettent elles-mêmes en scène comme des objets. N’est-ce pas une façon de contribuer au problème ? «L’ennui, explique Léonore Porchet, c’est qu’on fait le lien entre «elle fait ce qu’elle veut avec son corps, donc je fais ce que je veux avec son corps». La notion de barrière et de respect de l’autre n’est pas claire. C’est la société qui crée ces clips, pas l’inverse. Les femmes ont le droit de disposer de leur corps.»
Culture du viol
Ma tenue à moi n’est pas vulgaire quand je sors du travail, le jour d’après. Pourtant, je n’ai pas fait 500 mètres qu’une voiture ralentit à ma hauteur. Par la fenêtre, le conducteur me lance «Ça va? T’es bonne!», avant de mettre les gaz. Soit. Je n’ai pas pu répondre, ni même voir le visage du grossier personnage. C’est lâche et ça me frustre. C’est surtout dommage. A l’instar de nombreuses victimes de harcèlement, toute cette hostilité me rend très méfiante. Sur Internet, certains hommes se plaignent de ne plus pouvoir draguer sans que les femmes deviennent «hystériques au moindre truc». Tout dépend du contexte. Mais après trois commentaires sexuels dans la même journée, on est forcément sur la défensive.
Ces discriminations sexistes engendrent une tendance à la minimisation de la responsabilité des hommes qui harcèlent ou agressent sexuellement les femmes. En France, un sondage édifiant sur les violences sexuelles a révélé que 40% des sujets interrogés considèrent que la responsabilité du violeur est atténuée si la victime a eu une attitude provocante, ou si elle portait une tenue sexy (27%). Pire encore, 19% estiment que lorsqu’une femme répond non à une avance sexuelle, ça veut dire oui. «On éduque les enfants à penser qu’il y a un certain habillement ou un certain comportement des femmes qui donnent implicitement le droit de les toucher, fulmine Léonore Porchet. Cela s’appelle la culture du viol. Nous devons absolument éduquer au consentement!» C’est le mot-clé qui fait la différence entre drague et harcèlement.
Développer son sens critique
Il semble donc crucial d’apprendre aux enfants à déconstruire les stéréotypes de genres, et de leur permettre de développer leur sens critique. Si chaque famille se charge d’inculquer ses propres valeurs, l’école publique, fréquentée par 95% des enfants, joue un rôle crucial. Selon le Plan d’études romand, les professeurs ont un certain nombre de périodes dédiées à l’enseignement des branches classiques. A côté de ça, le programme inclut la «formation générale». C’est un genre de pack qui comprend notamment l’éducation à la santé, y compris l’éducation sexuelle, ainsi qu’au vivre-ensemble. Avec ce dernier thème, il est question d’aborder des sujets comme la citoyenneté, l’écologie, l’autorité, mais sans que des moyens d’enseignement et des contenus exhaustifs soient imposés aux professeurs. «Les enseignants réagissent en fonction du quotidien, précise Olivier Maradan, secrétaire général de la Conférence intercantonale de l’instruction publique. Le traitement des questions de sexisme ne relève ainsi pas d’un moment précis, mais d’opportunités où cela fera sens pour les élèves.»
Je rentre chez moi après une soirée avec mes amis. Les rues sont sombres et peu animées. Pas question de mettre mes écouteurs, je tiens à entendre les sons qui m’entourent. Un groupe d’hommes me croise sans rien dire. Normal. Pourtant je suis soulagée qu’ils m’aient ignorée. Je ne me sens pas tranquille avant d’avoir franchi la porte de mon immeuble. Surtout, ne pas oublier d’envoyer à mon copain l’indispensable texto: «Bien rentrée.» Un jour peut-être, nous pourrons toutes nous en passer.