Les honneurs, Maurine Mercier a plutôt tendance à les fuir. Son truc à elle, ce sont «les gens», «des pépites» comme elle les appelle. Aller à leur rencontre, tendre son micro et recueillir leur parole pour la porter plus loin. Née d’une mère canadienne et d’un père vaudois, cette chaleureuse Lausannoise, âgée de 41 ans, ne se destinait pas à une carrière de journaliste. Elle se rêvait photographe. Pourtant, après des études en relations internationales à Genève, la jeune femme fait ses premiers pas à La Télé, la chaîne locale de la région valdo-fribourgeoise. En 2012, elle rejoint la radio RTS à Lausanne et intègre en 2015 la rubrique internationale. Mais l’appel du terrain se fait trop pressant, elle démissionne l’année suivante et part s’installer à Tunis pour couvrir l’Afrique du Nord et notamment la Libye, un pays déchiré par la guerre civile et très difficile d’accès. L’aventure durera six ans.
Lorsque la Russie envahit l’Ukraine, le 24 février 2022, elle se rend sur place. Sa rédaction lui accorde dix jours. Elle y restera trois mois. Pour finalement décider de s’établir à Kiev au mois d’août. Un acte logique pour cette jusqu’au-boutiste qui a répondu à nos questions par téléphone avec chaleur et franchise, quelques jours avant de se rendre dans le Donbass, dans le sud-est de l’Ukraine, là où les combats font rage.
- Votre premier reportage de guerre, c’était en 2014 et déjà en Ukraine?
- Maurine Mercier: Oui, dans la République autoproclamée de Donetsk, au tout début de la guerre. C’était déjà d’une violence ahurissante. Donc, j’ai bien en tête que, malheureusement, l’invasion russe ne date pas d’il y a une année. C’est bien plus profond que ça. Cela montre aussi la détermination de Vladimir Poutine et la complexité de ce conflit.
- Qu’aviez-vous ressenti sur place à l’époque?
- Très clairement que j’étais à ma juste place. Les combats étaient acharnés, c’était effrayant, mais j’essaie toujours de mettre les choses en perspective. Je fais le choix de m’y rendre alors que les habitants qui sont coincés là-bas n’ont le choix de rien. Evidemment que je n’étais pas à l’aise. A l’époque, les groupes qui répertoriaient toutes les frappes me disaient: «Ne t’approche pas de la zone de l’aéroport, c’est beaucoup trop dangereux, on n’y met plus les pieds depuis des mois.» Mais je sentais que je ne pouvais pas me dire ça. Je n’aime pas les zones noires, c’est notre devoir en tant que journalistes d’aller documenter tout ça. Ce qui m’a le plus impressionnée, c’étaient les gens pris au piège de cette guerre. Ces situations inextricables, ces destins qui basculent. C’est ce qui me touche. C’est pour cela que je fais ce métier. Le danger passe au troisième plan par rapport à la souffrance des gens.
- Neuf ans plus tard, vous êtes de retour en Ukraine. Vous vous souvenez de ce que vous faisiez le 24 février 2022?
- J’étais en Tunisie, ça faisait six ans que je couvrais l’actualité en Afrique du Nord. Comme tout le monde quand j’ai appris la nouvelle de l’invasion russe à grande échelle, j’ai été abasourdie. Je me suis souvenue de ces grands-mères que j’avais vues à Donetsk, déjà victimes des bombes en 2014. Je me suis dit: «OK, maintenant ça concerne toute l’Ukraine.» Il m’a fallu une fraction de seconde pour ressentir le besoin d’y aller le plus rapidement possible. Mon employeur (la RTS, ndlr) était plutôt réticent à me donner son aval pour des questions de sécurité. C’est tout à son honneur, mais je pense sincèrement qu’il est du devoir du service public de se rendre sur place. Un peu comme les humanitaires, on ne fait pas ce métier pour rien. Une fois le sol ukrainien foulé, j’ai négocié pour rester, rester, rester. Finalement, trois mois. Jusqu’en mai.
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- Vous avez alors pris alors la décision de quitter Tunis pour vous installer durablement à Kiev. Pourquoi?
- J’ai un côté jusqu’au-boutiste. J’ai besoin de vivre dans un pays qui me semble mériter une couverture. J’ai du mal à être parachutée dans une région durant dix jours en tant qu’envoyée spéciale. Je l’ai fait par le passé, mais je me suis toujours un peu sentie usurpatrice. Je suis d’avis qu’il faut faire les choses bien et, pour cela, on ne peut pas être partout. C’était mon choix et ma rédaction m’a soutenue. Alors j’ai pris ma voiture aux plaques tunisiennes et j’ai tracé jusqu’à Kiev.
- Sans pincement au cœur?
- Dans ma tête, je n’ai pas quitté l’Afrique du Nord. C’est ma maison. Quand je pense à me ressourcer, c’est évidemment la Tunisie qui me vient à l’esprit. C’est devenu mon port d’attache. Je suis dans un déni total, je n’ai dit au revoir à personne, mais simplement: «A plus tard!» Mes amis tunisiens, algériens et libyens font partie de mon quotidien. Ils m’écrivent tous les jours – même des miliciens libyens – pour s’assurer que je me porte bien en Ukraine. C’est dire la qualité de ces gens. Ils connaissent la guerre, ils savent ce que c’est et pourquoi je suis là. Je n’ai pas l’impression d’avoir largué les amarres. J’y suis trop attachée. J’ai quand même passé six ans de ma vie là-bas. Et ce sont, sans doute, mes plus belles années d’exercice de mon métier. Sans compter l’Ukraine maintenant.
- Qu’est-ce que ça fait de vivre dans un pays en guerre, d’y avoir sa maison?
- Cela me permet de mieux comprendre les gens. De comprendre ce que ça veut dire que d’être en état d’alerte permanent, d’être potentiellement au mauvais endroit au mauvais moment. De comprendre ce que signifie vieillir prématurément. Je vois bien la différence: deux mois sur place, ça va; mais là, ça fait bientôt une année que je suis là-dedans. On prend cher. Et encore, contrairement aux Ukrainiens, je suis dans du coton. J’ai la liberté de pouvoir repartir. Rester dans la durée permet de saisir les nuances. Souvent, on a une vision très caricaturale des conflits, avec les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. Les réalités sont plus complexes. Les Ukrainiens m’apprennent cette sagesse, à force de les côtoyer. Ce sont eux qui remettent parfois en cause leur président, qui pointent du doigt les zones d’ombre et les problèmes. Cela m’offre la possibilité d’être plus juste, même si je peux me planter. En décembre, dans mon appartement à Kiev, j’avais trois heures d’électricité par jour. Je n’avais pas de générateur. Tu passes un tiers de ton temps à faire de la logistique.
- Petite, vous vous imaginiez vivre cette vie-là?
- Non, absolument pas. Avec une mère québécoise et un père vaudois, mes voyages se résumaient à rendre visite à ma famille au Canada. Mais je me rappelle avoir vu une exposition du photographe Sebastião Salgado au Musée de l’Elysée, à Lausanne. Par son travail, ce monsieur me donnait à voir la réalité de mineurs brésiliens, de ces grappes humaines qui travaillaient dans des conditions effroyables. C’est ce qui m’a donné envie de m’intéresser au monde, de mettre la lumière sur des situations, pas forcément de désespoir, mais compliquées. Etre journaliste n’était pas du tout une vocation, mais d’être partout ailleurs, oui. Et puis, j’estime qu’on a toujours une part de responsabilité d’une manière ou d’une autre et qu’on doit s’interroger: «Qu’est-ce que je peux faire pour que les Ukrainiens, les Libyens n’aient pas à subir ça?» Même à toute petite échelle. Cela me tient à cœur depuis toujours.
- Pourquoi cet ailleurs? Vous n’aviez pas envie de raconter les gens en Suisse?
- Si, j’ai adoré faire «de la locale». J’aime le travail de terrain et je me suis régalée quand je bossais pour des médias régionaux, car j’étais tout le temps dehors. J’y ai tout appris. Ce qui ne m’a pas convenu ensuite, c’était le travail en rédaction, coincée sur une chaise. A la rubrique internationale, je me suis aperçue qu’il y avait beaucoup de travail de bureau et ce n’était pas pour moi. Pendant la vague d’attentats à Paris en 2015, les médias, à coups de spécialistes, théorisaient sur l’Etat islamique, sur le monde musulman. Je me disais que ce serait peut-être pas mal de donner la parole aux musulmans plutôt que de traiter le sujet du haut de notre chaise de bureau et de parler à leur place. C’est pour cela que je me suis installée en Afrique du Nord en 2016. Le terrain, c’est la réalité, c’est pas un truc «old school», c’est tout simplement des faits.
- Qu’est-ce qui vous attire sur les terrains difficiles?
- Avant de chercher la guerre, je cherche le travail de terrain. Couvrir la Libye me paraissait essentiel. Le pays est à 350 kilomètres à peine des côtes européennes et personne n’en parlait, car les rares journalistes présents avaient dû quitter le territoire en raison des conditions de sécurité trop dantesques. J’avais du mal à accepter que les médias aient couvert les Printemps arabes puis n’assurent pas le suivi, oubliant les responsabilités européennes et françaises de la chute de Kadhafi, les drames de la migration sans faire de suivi. Pour l’Ukraine, je me suis complètement plantée sur le timing. Je continue de penser que les gens vont se fatiguer. Les médias fonctionnent de façon boulimique. On a presque trop raconté l’Ukraine et bientôt plus personne ne voudra en parler, car on estimera que c’est trop triste et que cela dure depuis trop longtemps. Ce sont ces moments-là qui m’intéressent. Pas l’actualité vive où il est facile de placer et de vendre des sujets. C’est pour cette raison que je me suis engagée sur le long terme en Ukraine. Sur le même principe, je suis arrivée en Afrique du Nord en 2016 pour essayer d’intéresser les auditeurs à ces réalités. Souvent, les rédactions ont les yeux rivés sur des agendas d’actualité et estiment que la Tunisie ou la Libye ne figurent plus dans la préoccupation des auditeurs, lecteurs ou spectateurs. C’est faux. Je pense que si on fait du bon boulot journalistique, on intéresse les gens. Je défends ça fermement, il ne faut pas prendre les gens pour des abrutis. Au contraire, il faut être à leur hauteur.
- En avril 2022, l’un de vos reportages à Boutcha a marqué les esprits. Ekaterina (prénom d'emprunt), 38 ans, vous a raconté en détail les viols qu’elle a subis sous les yeux de sa fille de 13 ans. Un témoignage d’une extrême dureté.
- J’y suis restée une dizaine de jours. Je voulais arriver sur place le plus vite possible, mais surtout y rester le plus de temps possible après la libération de la ville. Après que les autorités ukrainiennes ont ouvert à la presse, Boutcha s’est transformée deux jours durant en une sorte de Disneyland de l’horreur. Des centaines de journalistes faisaient des duplex, plantés devant des fosses communes, la plupart sans essayer de comprendre. Je me pose beaucoup de questions sur notre monde médiatique lorsque j’assiste à ce genre de scènes. J’ai voulu prendre le temps avec ces gens qui étaient dans des états de traumatisme effroyables. Avec ma traductrice, nous avons rencontré Ekaterina. Cette femme a été violée sous les yeux de sa fille durant des jours et des jours par des soldats russes sous la menace d’armes à feu. Elle n’avait pas encore eu accès à un médecin, ni aux autorités pour déposer une plainte. Elle nous a tout raconté en détail et, à la fin de ces trois heures éprouvantes, elle s’est dénudée afin que je puisse photographier les marques sur son corps. Elle craignait de n’être pas crue par les autorités lorsqu’elle porterait plainte. C’était d’une violence inouïe. Ce ne sont pas des moments qu’on oublie.
- Vous avez reçu des prix prestigieux pour ce reportage (Prix Bayeux des correspondants de guerre et Prix du journalisme des Médias francophones publics) et pour votre travail de terrain (Prix Jean Dumur). Comment l’avez-vous vécu?
- C’est très compliqué. Je suis à la fois très reconnaissante, car cette femme à Boutcha, comme les Libyens, est là pour être entendue. Mais je préférerais qu’on les leur décerne. Ce n’est pas de la fausse humilité. Le courage, ce n’est pas moi qui l’ai, mais ce sont ces personnes qui témoignent. Un journaliste est un messager, pas un acteur. On n’est pas là pour parler de nous. Les prix sont souvent dotés et je reverse l’intégralité de ce que je reçois aux personnes qui ont témoigné. Je l’ai fait pour cette femme à Boutcha, mais aussi pour le Swiss Press Award reçu en 2018, un reportage où je donnais la parole à des femmes violées issues de la migration en Afrique du Nord. Il n’est pas question que j’en garde un centime. Pour être très honnête, ces prix-là ont permis de faire entendre aux rédactions qu’il fallait faire ce boulot. Ça m’a donné une légitimité avec d’abord un premier Swiss Press, en 2014, un prix décerné par mes pairs. Je leur en dois une, car ils m’ont tout simplement permis de faire mon métier.
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- Face aux témoignages parfois très durs que vous recueillez, comment faites-vous pour prendre soin de votre santé mentale?
- Déjà, je vis dans les pays dans lesquels je vois ou j’entends ces horreurs-là. Cela me permet d’être avec les habitants et me donne le sentiment de ne pas leur voler les choses. Je pleure et je ris avec eux. On partage les risques. Ceux notamment liés à la santé mentale, ceux que tu prends en pleine figure. J’essaie de débriefer aussi régulièrement avec une infirmière spécialiste en aide psychologique d’urgence. J’en fais d’ailleurs la promotion, je ne fais pas partie de ces gens qui disent: «Même pas mal.» L’équilibre demeure précaire. Quand je prends des vacances, je tombe malade durant l’entier du séjour. Je n’ai le temps pour rien, ni pour faire du sport, etc. Je travaille constamment. C’est évidemment trop, c’est usant, il ne faut pas se mentir. Je l’assume complètement. J’essaie de limiter les dégâts. Evidemment qu’il y en a… Je suis privilégiée, car je n’ai aucun problème à pleurer et à rire. Ce sont mes exutoires premiers. Quand je n’arrive plus à pleurer, je sais qu’il y a un problème. C’est la sonnette d’alarme. Je me suis autorisée à faire ce métier comme je souhaite le faire. Je ne voudrais rien faire d’autre. Je ne subis rien. Au contraire.
- Comment gérez-vous l’inquiétude de vos proches?
- J’espère qu’ils s’y sont faits avec le temps. J’éprouve une forme de culpabilité, c’est certain. Je n’aimerais pas avoir une fille comme moi, c’est peut-être pour ça que je n’ai pas fait d’enfants. Mais mes parents sont costauds, ils me comprennent et me soutiennent. C’est une torture que je leur inflige, mais aussi peut-être une façon de les remercier de m’avoir éduquée ainsi. J’essaie d’être un peu utile à ma toute petite échelle, même si je ne leur arrive pas à la cheville. Ma mère est infirmière, elle aide concrètement les gens. Mon père aussi, spécialiste du droit européen, qui passait son temps à aider les autres via les outils juridiques. Moi, je ne fais que des reportages, ça ne change pas le cours de l’histoire. Mais parfois, les personnes qui se confient à mon micro me disent que le fait de verbaliser, de poser des mots sur l’horreur leur fait du bien. S’ils y trouvent un peu de soulagement, alors je ne fais pas ce métier pour rien. Et puis, j’ai un conjoint absolument fantastique, un type du XXIe siècle qui, lorsque je lui ai dit: «Hé, j’ai envie de m’installer à Tunis pour couvrir l’Afrique du Nord», a répondu: «OK, on y va !» Et il a démissionné pour venir à Kiev.
- Comment voyez-vous la suite?
- Essayer d’être endurante, d’être à la hauteur de tout ça. J’ai très à cœur d’aller dans les territoires occupés par la Russie, et en Russie aussi. Un conflit ne doit pas être uniquement traité d’un côté. C‘est le gros problème de cette guerre. Je vais tenter de convaincre les autorités russes de me laisser passer la frontière.