A Môtiers, commune du Val-de-Travers, dans le café culturel A Côté, les murs sont couverts de 33 et 45 tours. Pink Floyd et les Rolling Stones côtoient Gilbert Bécaud ou la BO d’«Orange mécanique». Un flipper et un juke-box complètent la déco seventies. A l’heure du café-croissant, Matthieu Fournier, 31 ans, journaliste et nouveau visage de «Passe-moi les jumelles» («PAJU») sur la RTS combat un rhume des foins à grand renfort de mouchoirs lorsque son regard est attiré par la pochette d’un album de Johnny. Le rocker fait un bras de fer avec une fille qui lui met la main vers l’entrejambe. Cette image singulière sera la dernière avant de prendre la route.
A 8h30, il faut partir avaler ses 50 kilomètres quotidiens, 800 à 1400 mètres de dénivelé. De Bâle à Nyon, la Jura Bike à VTT est au programme de la rentrée. L’émission du vendredi, et ses 40,8% de parts de marché, délaisse les cimes. Mais en plaine, le reporter en repérage paie aussi de sa personne. Un travail millimétré afin de trouver les images cartes postales, marque de fabrique du magazine écrin du vendredi.
Avec ou sans barbe?
C’est l’occasion d’en savoir un peu plus sur ce garçon dont l’apparence a fait sursauter un téléspectateur dès son apparition. «C’est quoi ce chevelu mal coiffé?» Le message de bienvenue au novice en cachait un second aussi peu amène: «C’est qui ce chevelu mal rasé?» Si Matthieu s’en amuse, depuis trois semaines il affiche un visage glabre.
Privilégier l’horizontalité à la verticalité lui demande autant d’efforts. L’hiver, il fallait cinq heures pour rejoindre le bivouac avec une température extérieure frisant parfois les -20 degrés. Là, il s’agit de pédaler en plein mois de juin sous une chaleur à +30. Mobilité douce et écologie obligent, il se déplace en mountain bike sans assistance électrique. Son compère, le réalisateur assistant Thibaut Kahlbacher, le précède en voiture.
Dans PAJU, les images sont indissociables des mots, et Matthieu s’en délecte. «Marcher et rouler, c’est déjà écrire», dit-il. Les textes introspectifs du jeune Valaisan ajoutent à la zénitude du programme.
Entre tradition et modernité
Avec lui, l’émission a un pied dans la tradition et l’autre dans la modernité. Sans le vouloir, il partage avec Benoît Aymon les mêmes intonations et revendique un côté geek. A l’avant de son cycle, il a installé une caméra subjective Osmo, et son iPhone lui sert tout à la fois de guide et de carnet de notes.
«Il ne s’arrête jamais. Toujours à envoyer un message», confie Thibaut Kahlbacher à la pause de midi devant un plat de röstis maison à la buvette d’alpage La Baronne, pas loin du majestueux panorama du Creux-du-Van.
En début d’année, Matthieu Fournier a mis en avant son amour et ses connaissances de la montagne. «Mon père était enseignant – français, maths – et guide. Il m’a initié lorsque j’avais 4 ans. J’aurais aimé faire plein de sommets avec lui, mais il a disparu lorsque j’avais 13 ans.» La maladie a pris toute la famille de court, sa maman, médecin généraliste, ses frères et sœur. «Il a eu le temps de semer des graines qui ont poussé en moi.»
L’évasion commence par la lecture
Il est d’une nature fondamentalement enjouée. «Lorsque tu perds ton père si jeune, c’est à peu près le seuil du malheur. Le reste, tu le relativises. Cela met un curseur très différent sur les choses que tu vis. Je ne me fais pas beaucoup de souci dans l’existence.»
Le goût de l’alpinisme ne l’a jamais quitté. «Ce que j’aime et que je vais chercher, c’est la rencontre avec moi-même, la paix dans le silence. On est comme une fourmi sur un tas d’aiguilles d’épicéa. On se sent à la fois minuscule et immense.»
«L'école du renoncement»
Il aime citer Jacques Richon, chirurgien, guide et sauveteur à Air Glaciers. «La montagne, dit-il, c’est l’école du renoncement. Il a eu une importance énorme pour moi quand mon père est décédé. Ma mère a senti que j’avais envie de continuer à grimper. L’été de mes 14 ans, elle m’a inscrit à un camp avec lui. Il est à l’opposé de la philosophie du Club alpin.» En 2005, Matthieu a 16 ans lorsqu’ils partent au Ladakh. «J’ai continué à le suivre jusqu’à 23 ans.»
Une figure paternelle de substitution? «Intellectuellement, oui. J’aimais confronter mes idées aux siennes, très anti-conventionnelles. Il aimait remettre en question nos certitudes d’ados.»
Vocalises
Matthieu s’exprime aussi en vocalises. «Enfant, je descendais le Mont-Fort pour aller à la cabane de Louvie en chantant tout seul. Les gens me croisaient, rigolaient et applaudissaient.» Il a fait partie du chœur fribourgeois Arsis. Mais avec ses nouvelles responsabilités et sa vie de famille – une épouse chanteuse lyrique et un garçon de 1 an – il a dû renoncer.
Pour lui, l’évasion a commencé par la lecture alors qu’il suivait une filière scientifique. «Maths fortes, biologie, chimie et physique.» A 16 ans il écrit son premier poème. «Je l’avais intitulé "Le plus grand des voyages". J’évoquais la mort. Je crois avoir obtenu 5,5. L’envie d’écrire s’est concrétisée. Je noircis toujours des carnets.»
Les bouquins l’accompagnent en vacances: «D’abord des Jojo Lapin. Mon père écoutait Ferrat, Brel et Brassens, dont j’adorais les paroles.» Plus tard, entre «Le seigneur des anneaux» et Harry Potter, il est marqué par «Les enfants de la Terre» de Jean M. Auel. «De la fiction préhistorique, ça a fait toute ma sexualité», lâche-t-il en évoquant l’héroïne Ayla. La saga la voit grandir au fil des épisodes. «Ses premières amours faisaient trois pages. C’était pédagogique, rit Matthieu. Avec l’avantage d’être rédigé par une auteure. Elle expliquait tout ce qu’il faut faire pour rendre une femme heureuse.» Cette année, sur les routes jurassiennes, «Les trois mousquetaires» ont été ses compagnons de voyage. «Dumas, c’était le Netflix du XIXe siècle!»
Goûts et odeurs
A travers PAJU, il aime évoquer les odeurs qui l’entourent, le goût des choses. En montagne, alors que le nez est anesthésié par le froid, il redécouvre celui d’une pomme, d’un glacier au dégel. Cette fois, c’est le chant de la nature, la symphonie des oiseaux, un chevreuil soudain devant sa roue, une fontaine à absinthe au détour d’un chemin.
Plus trivial, le plaisir d’une descente après un faux plat, lorsqu’on en a plein les jambes et mal au postérieur ou que le bitume fond sous la roue. A chaque fois, il s’agit de trouver le mot juste. «J’aime Proust lorsqu’il compare le clocher d’une église à des mains jointes qui prient.»
Auteur en devenir?
Ce Fournier-là serait-il un auteur en devenir? «Il y a deux ans, j’ai commencé à rédiger une nouvelle. J’ai 16 pages, l’idée directrice et un titre: "Les destructeurs de monde". Il me faudrait des mois. Ce sera proche de Boris Vian. Dans "L’arrache-cœur", les enfants volent après avoir mangé des limaces bleues. J’aime cet univers décalé.»
Une vocation de curé avortée…
Matthieu Fournier aurait pu devenir curé. «J’ai eu une phase mystique à 10 ans.» La Bible et la religion découvertes en BD. «On avait reçu en classe la visite de missionnaires. Ils travaillaient dans les favelas en Colombie et nous avaient montré comment vivaient les enfants, en ramassant des bouchons de bouteilles en PET. Ils recevaient 50 centimes en ramenant un énorme sac.» A la fin du cours, il a pris son porte-monnaie et versé toutes ses économies. Une pleine poignée de pièces de 20 centimes. «Prenez, ça leur servira plus qu’à moi», leur dit-il.
Deux mois plus tard, il reçut une photo. «Une famille avait acheté un sac de riz et quatre bidons d’huile avec mes sous. Elle me remerciait, cela m’a énormément marqué. J’avais envie de faire ça: aider ces gens.» Mais il y avait un inconvénient. «En étant prêtre, on ne pouvait plus embrasser les filles, et là ça avait été problématique…»
Concilier la science et l'humain
A 18 ans, il se demandera comment concilier la science et l’humain, tâtera de la médecine avant de découvrir «Into the Wild», le film de Sean Penn. C’est le déclic. «Je me suis dit que je voulais vivre quelque chose de similaire. J’ai bossé un hiver à la cabane Bertol et je suis parti sur un vieux vélo trop petit reçu à ma confirmation.» Destination la Belgique, où il atterrit chez ses grands-parents maternels. «En deux semaines, j’ai campé dans les forêts, les buvettes de terrains de foot, je toquais chez les gens pour coucher dans leur jardin.» Ces échappées lui plaisent tant qu’il recommencera chaque année avec un copain d’enfance, à vélo ou en canoë. Sa mère ne s’en inquiète pas. «En famille on avait l’habitude du camping-car à la roots, cinq semaines en Turquie, en Grèce ou au Maroc, jamais d’hôtel.»
A son retour, ce natif de Veysonnaz choisit de faire lettres à Fribourg, séduit par l’intelligence de Simone de Reyff. «Elle enseignait l’histoire littéraire du XVIe au XVIIIe siècle.»
En parallèle, pour se faire de l’argent de poche, il fait des piges à l’invitation de Vincent Fragnière, rédacteur en chef du Nouvelliste, qui l’oriente vers la chaîne locale Canal 9. «Je devais filmer les buts des matchs de foot.» Il se pique au jeu et réalise aussi des reportages. «Ma licence en poche, j’avais déjà fait 87 sujets. Je pouvais me lancer comme JRI (journaliste reporter images, ndlr).»
Des fjords et des sommets
Avec ces qualités, Matthieu Fournier était taillé pour PAJU. Au fait, quelle serait sa destination idéale? «Des fjords: une présentation sur un bateau. On partirait en peau de phoque au niveau de l’eau, on monterait à 2000 m et on redescendrait à skis. Dans un endroit sauvage où il n’y a pas d’accès, de maison ou de route, l’expérience doit être belle», disserte-t‑il à Sainte-Croix (VD) devant un verre d’absinthe des Poètes. La suite, il la connaît déjà: «En 2020, on sera sur les plus hauts sommets de chaque canton suisse.» Evasion garantie.