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Interview

Martina Chyba: «J’en dis beaucoup. Et ça passe sans trop de casse»

La journaliste de la RTS a fait de sa cinquantaine une sorte d’œuvre d’art. Nous avons emmené cette passionnée de peinture au Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) à Lausanne. Interview en liberté.

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La journaliste de la RTS Martina Chyba

Martina a craqué, la cinquantaine venue, pour les tatouages: «J’en ai un sur chaque bras et un sur l’épaule, réalisés par Oskar, un tatoueur rapide, hygiénique, sympa et talentueux. Sur les bras, c’est un peu pour cacher des taches de soleil (merci les années de tennis sans crème) et beaucoup parce que j’ai aimé ça, coloré, «old style» et voyant (comme les lunettes). A l’avant-bras droit, c’était pour une nouvelle «life» après mon divorce.»

Julie de Tribolet

Cette insolente icône de la télévision romande était, dit-elle, «une jeune fille très sérieuse, très contrôlée, pas toujours très agréable, pensant que la vie, ça se maîtrise». Mais Martina Chyba s’est peu à peu «assouplie», a «choisi de [s’]amuser» et de ramener sa fraise sur tout et sur rien, avec finesse et une bienvenue impudeur, dans des chroniques pour des magazines et dans des livres. Son dernier roman, «Rendez-vous» (Ed. Favre, 2022), plus de 6000 exemplaires écoulés – c’est-à-dire un triomphe d’édition pour la Romandie –, a des allures de manifeste en faveur d’une liberté toujours plus rabotée par une société adepte du dressage d’êtres humains. 

- Vous détestez l’époque actuelle et ses tendances prescriptives?
- Martina Chyba: Pas à ce point. En tant que femme, je suis surtout très consciente du fait que nous pouvons vivre notre vie bien plus librement qu’il y a seulement cinquante ans. Mais c’est vrai qu’il y a des choses que j’aime moins. Je n’ai pas envie qu’on me dise comment penser, comment parler, comment m’habiller, comment me comporter, comment baiser. Cette tendance à infantiliser les adultes m’agace. 

- Nous vivons une époque de liberté surveillée?
- Oui, le retour du religieux m’effraie, tout comme celui de la culpabilité et de la honte, ces sentiments que j’ai endurés dans mon enfance et mon adolescence, dans la mesure où la génération de mes parents était très attentive aux qu’en-dira-t-on. Le conformisme était dominant jusqu’aux années 1970, où tout a explosé.

- Cette libération des mœurs, vous l’avez vécue personnellement?
- Oui. Ma génération a voulu une vie plus libertaire. Je suis directement issue de cette époque où nous estimions que chacun peut faire et dire ce qu’il veut dans les seules limites de la loi. J’ai grandi avec «Charlie Hebdo», avec le professeur Choron, avec «Hara-Kiri». L’humour, les opinions, la sexualité étaient débridés. Aujourd’hui, il y a une pesanteur. Cela dit, c’est très bien que l’on ne laisse plus rien passer concernant les violences sexuelles ou les comportements racistes, par exemple; il y a du bon à prendre et à apprendre.

Le journaliste de la RTS Martina Chyba devant «Le coucher de Sapho» (1867) de Charles Gleyre

Idéalement mis en valeur dans une des salles des collections du MCBA, «Le coucher de Sapho» (1867) de Charles Gleyre. Avertissement aux futurs visiteurs du musée lausannois: il est strictement interdit d’y déambuler pieds nus.

Julie de Tribolet – Mise en beauté Francis Ases

- Cette nouvelle police de la pensée, vous l’avez aussi vue s’imposer peu à peu dans votre métier de journaliste?
- Bien sûr, parce que le journalisme est devenu singulièrement compliqué avec le développement massif des réseaux sociaux. Les gens ont peur du «bad buzz». Mais j’ai un avantage: celui de vieillir. Il n’y en a que très peu, des avantages à vieillir. Mais il y en a un, très précieux: pouvoir se dire qu’on s’en fout un peu. Et ça, c’est agréable.

- Donc vous n’êtes pas de celles et ceux qui estiment et déplorent qu’on ne peut plus rien dire?
- Non, parce que j’en dis beaucoup et que ça passe sans trop de casse. Et puis il faut accepter la critique, accepter que ça puisse crisper parfois. Cela fait partie du job, aujourd’hui, d’accepter que 50% des gens ne t’apprécient pas ou n’apprécient pas ce que tu dis. 

- Si vous pouviez vivre à une autre époque, vous choisiriez laquelle?
- Le début du XXe siècle, avec son effervescence culturelle, picturale, notamment, cette période d’invention frénétique de la modernité. Mais je ne ferais ce voyage dans le passé qu’à condition d’avoir accès à la médecine moderne (sourire). Parce que, il y a un siècle, on mourait jeune.

- Passons à vos goûts picturaux. Vous consommez énormément d’expositions, cette passion occupe d’ailleurs une place centrale dans «Rendez-vous». Quelles sont vos idoles de la peinture?
- Evidemment Egon Schiele. Et Picasso. Deux génies qui ne sont plus politiquement corrects, d’ailleurs, vu leur rapport aux femmes. Mais leur œuvre me touche infiniment pour diverses raisons. Je citerai ensuite Magritte, Warhol et un artiste équatorien peu connu en Europe, Oswaldo Guayasamín. Son travail est ahurissant, effrayant aussi, un peu. Je suis allée deux fois à Quito, où sa maison est devenue son musée. La deuxième fois que j’y suis allée, j’avais acheté une toile avec mon ex-compagnon, mais c’est lui qui l’a gardée, hélas.

- Vos musées favoris?
- Le Louvre, le Metropolitan Museum of Art de New York et Orsay. Je pourrais y retourner des centaines de fois et y trouver quelque chose de nouveau. Mais il y a aussi le musée de mon cœur, le Leopold Museum à Vienne, avec tous ses Schiele. Si je devais passer une nuit dans un musée, cela serait dans celui-là, plus précisément au deuxième sous-sol, là où sont exposés les tableaux érotiques. 

- Toute seule?
- Alors... ça dépend avec qui. Avec l’homme des marches du Sacré-Cœur (son compagnon parisien, protagoniste de «Rendez-vous», ndlr), on passerait une bonne nuit là-bas.

- A propos, comment va-t-il, l’homme des marches du Sacré-Cœur?
- Mes copines l’appellent le «sacré cœur». Il va bien. Il est toujours dans le circuit, pour dire les choses comme ça.

- Comment vit-il l’anonyme petite célébrité que vous lui imposez?
- Il a lu tout ce qui le concernait avant publication. Ma sœur aussi a lu tout ce qui la concernait. Parce que ce sont des gens qui sont reconnaissables et que les épisodes qui les mettent en scène ne sont pas uniquement super valorisants. 

- Et donc, votre «sacré cœur» vous autorise à l’exploiter littérairement?
- Il est extrêmement cool avec ça. Ce qui est une grande qualité, parce que ce n’est pas si évident d’apparaître dans un livre et d’être reconnaissable, même s’il n’est pas une personnalité publique. Il veut rester dans l’ombre mais assume très bien. Il a un côté très délié par rapport à la vie. C’est une des raisons pour lesquelles je l’aime.

- Et il risque de finir sur le grand écran, dans un téléfilm ou une série, interprété par un comédien, puisque vous faisiez partie cette année de Shoot the Book!, une opération dans le cadre du Festival de Cannes pour promouvoir l’adaptation au cinéma d’œuvres littéraires.
- C’était hilarant à Cannes. Parce que, quand on présente son livre à des producteurs de cinéma, ils te parlent des personnages. Et là, ton histoire, après t’avoir échappé en partie une première fois en l’imprimant sur papier, elle t’échappe totalement quand tu discutes avec ces gens de cinéma. Un des producteurs m’a dit: «C’est étonnant, ce personnage du futur compagnon, parce qu’au début, ce mec, c’est quand même un gros con!» En fin de journée, j’ai appelé l’homme des marches du Sacré-Cœur pour l’en informer...

- Il a réagi comment?
- Il a éclaté de rire.

- Cela dit, on sent dans votre livre que ces personnages ont bel et bien des modèles en chair et en os.
- Mon éditrice estime que c’est peut-être une raison du succès du livre. Les personnages ont l’air d’être vrais. Il y a des tripes dans cette histoire. Et c’est ce qui faciliterait, selon elle, le phénomène d’identification des lectrices et lecteurs. Il ne s’agit pourtant pas d’un livre témoignage. Cette autofiction est à 20% une fiction. Il y a des temporalités qui sont arrangées pour que la narration sur une année soit possible. Le personnage de la meilleure amie, par exemple, c’est une agrégation de mes copines.

Le journaliste de la RTS Martina Chyba devant le fameux «Taureau dans les Alpes» (1884) d’Eugène Burnand

Martina devant le fameux «Taureau dans les Alpes» (1884) d’Eugène Burnand. Une toile monumentale qui vaudra au peintre vaudois une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 1889.

Julie de Tribolet – Mise en beauté Francis Ases

- Quelles sont les réactions les plus surprenantes face à cette exposition partielle de votre vie privée?
- Le plus drôle, c’est que les gens sont persuadés que le personnage du psy existe vraiment. Or, c’est justement le seul personnage totalement inventé, c’est un fantasme personnel. Mais dans les séances de dédicace, plusieurs personnes m’ont demandé son numéro. Il y a même un hôpital qui m’a téléphoné un jour pour savoir une bonne fois pour toutes si ce psy qui prescrit des œuvres d’art existait ou pas.

- Quelles sont les chances que «Rendez-vous» soit adapté à l’écran?
- Impossible de faire un pronostic. Mais il y a un réalisateur qui est intéressé et ça, c’est déjà encourageant. Il s’agit de Jacob Berger, qui est dans la même classe d’âge que moi et qui a beaucoup aimé le bouquin. J’aimerais que ce soit une production franco-suisse, même si la «rom-com», la comédie romantique, c’est plutôt une spécialité anglo-saxonne. 

- Vous participeriez à la rédaction du scénario? 
- Je ne dirais pas non. Mais c’est à la boîte de production d’en décider. Le plus important pour moi, c’est qu’un réalisateur en fasse un film d’auteur, pas une simple transposition. Mais bon, il faut garder à l’esprit que le cinéma, c’est compliqué, très coûteux, que ça prend beaucoup de temps pour se mettre en route et que, souvent, cela ne se fait finalement pas.

- Et vous, Martina, quand est-ce qu’on vous revoit sur l’écran de la RTS?
- Le 24 août à 18h45, dans «Le miracle suisse», saison 3. On vient d’apprendre qu’il y aura une saison 4 en 2025 parce que le public répond présent. C’est une bonne nouvelle, parce que cette émission correspond à ce que je préfère en télévision: informer et divertir en même temps.

- Après trente-cinq ans de télévision, vous restez motivée?
- La dernière partie de ma vie professionnelle – car je suis indéniablement beaucoup plus près de la sortie que de l’entrée – me satisfait énormément. J’apprécie le nouveau dialogue qui s’est noué avec le public. Et pas seulement via la télé, mais grâce aussi à mes chroniques régulières dans la presse, et à travers le réseau LinkedIn. Je suis très touchée de l’affection qu’on me témoigne. Quelqu’un m’a dit: «Vous êtes comme le chocolat avec le café: sans, c’est bien, mais avec, c’est mieux.»

- Vous faites partie du paysage romand, quoi. 
- C’est en tout cas touchant de vérifier que je peux susciter des petits bouts de sourire dans un monde qui ne va pas bien. Et de vérifier aussi qu’on me pardonne beaucoup les bêtises que je dis et que j’écris. «Ouais, bon, c’est Martina, elle fait partie des meubles, c’est la daronne un peu zinzin», se disent les gens. C’est un rôle assez sympa, finalement, assez libérateur et qui me correspond bien.

Par Philippe Clot publié le 17 juillet 2024 - 11:58