Là-haut sur la montagne il y a bien sûr un vieux chalet. Mais à La Sage, val d’Hérens, 1675 mètres, il y a aussi une épicerie particulière. Tenue par une femme tout aussi particulière, considérée un peu comme une fée dans la vallée: Marlène Mauris, 40 ans le 8 août prochain. Une passionnée des mots qu’elle choisit avec le même soin que ses légumes. Elle est épicière mais aussi poète et, si ses carottes sont toujours de première fraîcheur, son premier roman, qui vient de sortir, l’est tout autant.
Ne vous étonnez pas si elle vous dit bonjour en patois. C’était sa langue maternelle jusqu’à ce qu’elle entre à l’école, à Evolène, deux villages plus bas. Une langue loin d’être moribonde dans le val d’Hérens, le plus jeune de ses clients qui la pratique a 4 ans. Elle loue l’élégance du parler vernaculaire, son économie. «Ici, on ne parle pas tant qu’on n’a pas trouvé le mot juste», dit cette grande bavarde qui assure pourtant avoir «appris à [se] taire». L’épicerie est comme un cœur qui bat au milieu du village. Grâce à elle, des personnes âgées ont pu rester au lieu de rejoindre un home. Patricia, l’infirmière, qui vient de passer la porte du magasin, est une cliente devenue une amie. «Je devais m’isoler pendant le covid. Marlène livrait avec un âne les personnes comme moi qui ne pouvaient pas ou ne désiraient pas de contacts, elle déposait les commissions devant la porte et me rajoutait souvent un brin d’ail des ours pour l’immunité!» Une épicerie, c’est sûr, mais aussi un lieu d’écoute et de partage. «Il y a de la confiture sur les rayons mais aussi des pots d’amour», assure Patricia.
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Changer de vie
Entre deux ventes de saucisses, lessive ou fromages d’alpage, Marlène Mauris écrit. Son prochain roman ou ses fameux dialogues d’épicière publiés sur les réseaux sociaux qui font la joie de ses fans. Elle a des yeux clairs qui s’éclairent encore un peu plus quand elle parle de ses passions: Les Lucioles, ces petits spectacles littéraires ou musicaux qu’elle organise aux périodes d’équinoxe ou de solstice, les mots que les autres viennent lui emprunter pour s’exprimer, la missive administrative pour la serveuse saisonnière, le discours d’un père pour le mariage de sa fille, écrire sur commande une lettre à un paysan de l’émission «L’amour est dans le pré»! «J’aime les gens, l’humain m’amuse», assure cette femme tonique qui préfère au yoga ou à la méditation la douche ou la moto pour se détendre.
Dire qu’il y a cinq ans elle s’occupait à Zurich de la communication à Pro Helvetia. Un autre monde, un salaire bien plus élevé et des communiqués rédigés non pas en patois mais dans toutes les langues nationales. Vie trépidante. Biennale de Venise, Rencontres de la photographie d’Arles, Foire du livre de Francfort... Quelle mouche a piqué la détentrice d’un master en histoire de l’art, journalisme et ethnologie à tout quitter pour reprendre une petite épicerie de montagne? Elle sourit, il y a de la malice en poudre dans ses yeux. L’humour est un condiment dont elle n’est jamais avare. «C’est drôle, ajoute-t-elle, petite, je montais avec une copine manger des glaces devant cette épicerie, on se disait qu’on se casserait d’ici quand on serait grandes pour prendre un appartement à Sion!» La vie, cette grande facétieuse, en a décidé autrement. Au décès de sa grand-mère, Marlène, qui avait habité dans son chalet, malgré l’inconfort du froid en hiver, décide de le rénover. «Quand j’ai appris que l’épicerie allait fermer, je n’ai pas hésité, j’ai envoyé ma démission!» Un acte irréfléchi? Elle fait non de la tête. Chez elle, les choses mûrissent en sous-marin, puis quand le fruit est mûr, il faut le cueillir. «Ce qui est constant chez moi, c’est l’inconstance, je suis une aventurière stable.» Elle rit. Bien sûr, elle n’imaginait pas qu’elle allait se prendre le covid en pleines dents!
Le jour de notre rencontre, elle attendait la parution de son premier roman avec impatience. Il y a du Ramuz dans son bouquin. Une écriture vibrante truffée parfois de «bordel de merde» savoureux. «Il faut toujours, toujours tout recommencer. Les moutons, les foins, les années, les mois, les semaines et les jours... il faut tout reprendre depuis le début, tout le temps! On n’en finit jamais de remettre les compteurs à zéro. Refaire le plein, refaire le lit, refaire de la paille, refaire les soques, refaire la tonte, refaire la fosse, refaire du bois. Refaire, refaire, refaire. Jusqu’à ce qu’on en crève d’avoir trop fait!» écrit-elle.
«Escarpées» nous plonge dans la vie d’un père et de ses trois filles au cœur de cette montagne qu’elle connaît si bien. On s’attache aux personnages, la native d’Evolène sait de quoi elle parle quand elle décrit la vie de ces hommes taiseux qui déversent parfois leur trop-plein d’émotion dans leurs poings ou au bistrot du coin.
Témoigner pour d’autres femmes
Il y a un peu de son père dans un des personnages. Lui aussi élevait des moutons à côté de son travail d’ouvrier à Sion. «Il nous a vraiment portées, mes deux sœurs et moi. A ceux qui le plaignaient de n’avoir pas de fils pour reprendre l’exploitation, il rétorquait: «Si une de mes filles le veut, elle en sera capable.» Un père respectueux des femmes, une mère partie très jeune. Une femme «qui savait écrire et aimer» et qu’elle remercie à la dernière page. Décédée à l’âge de 46 ans après avoir lutté contre une tumeur bénigne au cerveau pendant des années. «C’était une érudite, curieuse de tout, avide de s’instruire.» Même si la maladie a pesé pendant des années sur le quotidien, l’épicière écrivaine est reconnaissante d’avoir grandi dans une famille chaleureuse et ouverte d’esprit. «On a beaucoup reçu d’amour, on a beaucoup été aimées!»
Un cadeau précieux à l’heure où à son tour Marlène a été confrontée à un choix existentiel difficile. Ce printemps, elle va rendre les clés de sa petite épicerie. «On m’a diagnostiqué de l’endométriose en 2016. J’ai déjà subi plusieurs opérations mais une IRM il y a quelques mois a montré que la maladie est revenue et a atteint différents organes.» Difficile dans ces conditions de s’absenter une semaine pour se faire opérer, sans compter le temps de récupération qui suivra avec interdiction de porter des charges importantes. Elle hoche la tête. «Et on porte beaucoup dans ce métier, des caisses de bières, des meules de fromage de plus de 5 kilos, il y a la neige à peller, le fait qu’il faille faire vite pendant les livraisons. Je dois prendre soin de mon corps désormais, l’endométriose, ce n’est pas anodin.»
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La jeune femme a hésité à nous en parler. On reste pudique quand on a grandi dans ces montagnes. Mais «authentique» et «sincère» sont des adjectifs qui reviennent souvent à son propos. Alors elle assume, elle parle pour que d’autres femmes se sentent légitimes à leur tour de parler de cette maladie qui est cause d’infertilité pour beaucoup d’entre elles. De ce premier spécialiste consulté à Zurich qui lui a fait très vite comprendre que son cas ne l’intéressait pas. «Je n’ai jamais voulu d’enfants, sauf peut-être cinq minutes à l’âge de 9 ans, donc il n’y avait pas de maternité à sauver dans mon cas. J’ai des neveux et nièces formidables, j’ai connu des compagnons dont j’ai adoré les enfants, mais ma priorité dans la vie c’est d’avoir du temps pour écrire et surtout, si je change de vie, que personne n’en subisse les conséquences.»
Ses clients vont devoir se faire une raison. Marlène vient d’ailleurs de décrocher un nouveau job au Service de la culture de la ville de Sion. De toute façon, tous les cinq ans elle avait pris l’habitude de changer d’horizon. Mais quoi qu’il advienne, croix de bois, croix de fer, La Sage restera son refuge. Sa maison est un perchoir sur le monde où elle reviendra toujours. «Je suis viscéralement attachée à ce lieu. Je me dis juste que ce que je suis en train de vivre a un sens. Ce n’est pas du fatalisme, tu accueilles juste ce qui t’arrive.»
>> A lire «Escarpées» aux éditions Favre.