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Guerre en Ukraine

Marioupol-Genève: L’incroyable sauvetage de 170 enfants d'Ukraine

L’entrepreneuse romande Sofia de Meyer a soulevé des montagnes pour coordonner plusieurs opérations de récupération d’orphelins pris sous les bombes russes. Voici comment.

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sauvetage orphelins ukraine

En fin de journée le 9 août dernier, 36 enfants de 9 mois à 6 ans et les 24 adultes les accompagnant arrivent à Cointrin à bord d’un avion affrété exprès pour cette opération. Un car les attend pour les emmener dans leur refuge en Suisse romande.

Niels Ackermann / Lundi13
Stéphane Benoit-Godet, rédacteur en chef
Stéphane Benoit-Godet

Mirko* trône comme un pacha devant le pare-brise panoramique au deuxième étage du car qui nous emmène. Le jeune enfant ne rate rien de la vue qui s’ouvre à lui. En l’occurrence, il scrute une voiture de l’aéroport qui roule sur le tarmac avec écrit en LED sur son toit: «Suivez-moi». Nous sommes ainsi escortés depuis la piste de l’aéroport de Cracovie où s’est posé notre vol charter, direction un havre de paix dans le canton de Vaud pour des enfants de la guerre en Ukraine. Parti la veille de son pays, Mirko voyage depuis vingt heures. Il a 4 ans mais en paraît deux fois moins, ne pèse pas plus lourd qu’une crevette et ses yeux forment comme deux fenêtres étroites ouvertes sur le monde. Nous passons, à bord de notre car, le portique de sécurité en bout de piste. La gardienne nous salue depuis sa guérite en envoyant un baiser que Mykita s’applique à lui renvoyer avec emphase. La gardienne fond en larmes, je remets mes lunettes de soleil.

Ce 9 août, nous faisons partie d’une mission d’une trentaine de personnes parties sauver 36 enfants ukrainiens, de 9 mois à 6 ans, obligés de fuir leur orphelinat éventré par les bombes russes. C’est un vol spécial, un charter aller-retour sur un après-midi Genève-Cracovie, en Pologne, où les enfants ont été convoyés depuis l’Ukraine. Au départ de Genève, nous nous réunissons pour une photo de groupe sur le tarmac devant l’Airbus 220-300 loué à Swiss. Parmi nous, des représentants de l’OIM (l’Organisation internationale pour les migrations, une agence de l’ONU) de quatre nationalités différentes, des fonctionnaires fédéraux, le directeur adjoint de la protection de la jeunesse du canton de Vaud, de jeunes éducateurs recrutés le mois dernier et, au milieu de cette caravane chamarrée, un point de repère, une femme en blanc.

Sofia de Meyer

Créatrice de l’éco-hôtel Whitepod en Valais, Sofia de Meyer s’est toujours illustrée dans des entreprises humaines hors normes.

Niels Ackermann / Lundi13

Sofia de Meyer a la capacité de coordonner des projets complexes. Créatrice de l’éco-hôtel Whitepod en Valais puis des jus de fruits Opaline, elle s’est toujours illustrée dans des entreprises humaines hors normes. Cette fille de Villars, issue d’une grande famille, a fait carrière à Londres comme avocate d’affaires. Avant de prendre la décision de mettre ses compétences au service de projets porteurs de sens.

En ce 24 février 2022, c’est la guerre qui se déclare contre l’Ukraine. Sofia de Meyer veut aider. Elle s’inscrit pour accueillir une maman et son enfant alors qu’elle s’est accordée trois mois sabbatiques pour réfléchir à la suite de son parcours. Elle se met aussi dans une boucle WhatsApp pour offrir de l’aide. Avec son réseau à la fois très international et pointu, l’entrepreneuse se retrouve vite dans une autre conversation sur le réseau au logo vert. Là, on lui relaie la demande d’Olena, la femme du président Zelensky, qui appelle à l’aide les ambassadeurs et leurs femmes, relais puissant qui sait s’activer pour les grandes causes.

Sofia de Meyer a mis en place une opération pour accueillir des enfants ukrainiens en Suisse

36 enfants ukrainiens âgés de 9 mois à 5 ans venus d’un orphelinat de la ville occupée de Mariupol ont été transportés vers la Suisse par avion depuis Cracovie. Ce transfert est le fruit de mois de collaboration.

Niels Ackermann / Lundi13

«Il faut sauver les enfants des orphelinats», s’alarme la première dame. L’urgence monte d’un cran. Les refuges de l’est du pays ont été bombardés, d’autres le seront encore. Malgré les efforts héroïques des équipes d’encadrement, ces institutions sont laissées à elles-mêmes. «Quand la guerre éclate, on prend son enfant dans les bras et on fuit. Que se passe-t-il pour l’enfant vers lequel ne se tend aucun bras?» s’émeut Sofia de Meyer. A partir de cet appel, la quadra appelle ses contacts, qui promettent de la soutenir. Sofia de Meyer ne sait pas trop ce qu’elle veut faire, mais elle souhaite s’engager… Ou plutôt, si. Elle sait très bien où cette aventure doit la mener – à sauver un maximum d’enfants dans les meilleures conditions – mais elle ne sait pas comment s’y prendre. Et pour cause. La foule bigarrée décrite sur le tarmac prête à partir en mission vers la Pologne montre bien la complexité d’une telle opération de sauvetage d’orphelins, pour la plupart bien cabossés. Il faut:

  • les sortir d’un pays en guerre sans violer les conventions internationales sur les droits de l’enfant;
  • les protéger du risque de trafic d’êtres humains si toutefois un jeune se «perdait» dans un transfert;
  • les préserver d’un éventuel problème en plaçant toute l’opération dans un cadre juridique qui désigne un responsable légal;
  • leur assurer un accueil et un encadrement appropriés.

L’ancienne avocate a ces points bien en tête. Elle s’allie avec une Ukrainienne basée en Suisse, Olha Velhus, qui a spontanément offert ses services à son ambassade. Chacune commence à démêler les fils de ce que requiert une telle opération avec ses autorités respectives. Au niveau international, c’est l’OIM qui peut lancer un appel d’offres, affréter un charter et prendre la responsabilité du vol si les choses tournent mal. En contrepartie, l’organisation impose ses standards, comme d’avoir deux médecins à bord. En Suisse, au niveau de la Confédération, c’est le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) qui délivre les fameux permis S, ces autorisations, jamais données jusqu’ici, qui permettent à des ressortissants de pays en guerre de s’établir pour un an. Mais ce sont les cantons qui s’occupent ensuite de l’accueil et paient pour la prise en charge. Chacun fonctionne différemment. Les Vaudois et les Valaisans répondent le plus vite à l’appel.

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Attente et émotion: les éducatrices qui vont s’occuper des enfants sont sur le point de les accueillir, en début d’après-midi à l’aéroport de Cracovie, en Pologne. Pour nombre de ces jeunes gens, c’est leur première mission humanitaire.

Niels Ackermann / Lundi13

Des mécènes et des fondations s’engagent à couvrir les frais de transport et les éventuelles nécessités en Suisse. Le dialogue se noue par Zoom entre les directrices des orphelinats, Olha et Sofia. Cette dernière confie: «Nos conversations s’interrompent constamment, car tous doivent se réfugier dans les sous-sols au son des sirènes, quand ce n’est pas le réseau qui lâche. J’entends les enfants pleurer. Je vis deux vies en parallèle: mon quotidien et celui de l’Ukraine.»

A ce stade, Mirko ne semble pas près de voir la Suisse. Il y sera pourtant moins de cinq mois après que son orphelinat Kryla Nadii, à Marioupol, a explosé en mille miettes. Pendant plusieurs mois, lui et ses camarades seront logés dans une institution près de Lviv, dans l’ouest du pays, plus sûr. Jusqu’à ce fameux 9 août où un car les emmènera à Cracovie pour être récupérés par notre équipe.

Les deux heures de vol entre la Pologne et la Suisse se déroulent sans incident, tout comme le transfert vers le lieu d’accueil. Comment des enfants qui ont vécu des mois sous les bombardements peuvent être si calmes? Tous vous tendent leurs bras – marqués de leur nom écrit au gros feutre – en recherche de câlins et de contacts. Pour eux, dans cette guerre, il n’y a pas de cœurs fermés, que des bras à saisir.

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Maryna, une Ukrainienne qui a fait le voyage, avec un jeune enfant. Tous les petits étaient étonnamment calmes, malgré un voyage de plus de vingt heures avant de prendre l’avion.

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Deux premiers transferts ont déjà eu lieu ce printemps avec des cars. Un troisième en avion. Le premier groupe est arrivé sur sol vaudois le 3 avril, une semaine avant l’attaque aux missiles sur les civils de la gare de Kramatorsk, leur point de départ. Sofia de Meyer a fait jouer son réseau pour trouver des locaux et un niveau d’accueil adaptés. Son frère se charge des premiers arrivés dans son campus de Beau Soleil aux Martinets. Le Rosey prend le relais à Gstaad et le canton du Valais la suite. Une mécanique vertueuse s’enclenche. De leur côté, les autorités vaudoises se démènent et alignent les coches vertes sur leur feuille de route.

La Fondation Enfance Emma Couvreau, qui encadre déjà pour le compte du canton des enfants au bénéfice de mesures de protection avec trois internats, va opérer dès le premier convoi. Une communauté religieuse entend parler du projet. Sa présidente prend contact. Un EMS médicalisé chez eux est en attente d’une nouvelle affectation: «Et si…» Magie de la solidarité, alors que cette impressionnante bâtisse sur trois étages comptait encore des patients âgés à la mi-mai, elle accueille ce soir Mirko et ses 35 copains. Des locaux refaits à neuf et équipés pour un montant de 600 000 francs et 100 000 francs de meubles qui ont été offerts par Ikea. Cécile, une éducatrice, confie en avoir la chair de poule: «On a mis trois semaines à monter ce mobilier et à tout mettre en place. Voir les enfants s’amuser et prendre leur premier repas ici, c’est… énorme!»

Des enfants ukrainiens accueillis dans des centres et fondations suisses

Malgré les horreurs vécus, les enfants ukrainiens retrouvent un peu de leur insouciance en arrivant en Suisse.

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Pour Ladislas Hierholtz, de la Fondation Enfance Emma Couvreau, les larmes ne sont pas loin. Le directeur a de la bouteille, un passé dans l’humanitaire mais de telles opérations de sauvetage, il n’a jamais connu cela.

Mais qui donc aurait pu prévoir la guerre en Europe en 2022? La situation internationale a brassé les cartes dans tous les sens: «Alors que nous n’arrivons pas à recruter pour nos internats classiques, là, nous avons eu des tonnes de dossiers et réussi ainsi à engager rapidement une quarantaine de jeunes éducateurs, très bien formés, qui souvent débutent dans leur carrière.» Parmi toutes ces femmes (en grande majorité), il y a aussi des Ukrainiennes déjà présentes en Suisse lors du recrutement. Volontaires, ces dernières veulent aider les enfants de leur pays. Leur appui s’avère d’ores et déjà précieux quand il s’agit de communiquer avec la ribambelle  d’enfants toujours en demande.

Hors normes, l’opération l’est aussi pour Sylvie Heuschmann de l’OIM, basée à Berne. «Nous faisons cela normalement d’Etat à Etat, c’est la première fois que nous nous engageons à l’initiative d’un privé.» Sofia de Meyer sait rayonner sur une scène. Pour l’avoir vue souvent en conférence, je connais sa capacité à captiver son auditoire quand il s’agit de porter une voix pour une cause qui lui est chère. Mais elle a aussi le don de désactiver l’interrupteur quand on lui jette des fleurs. On la retrouve sur la terrasse de la maison-refuge en train de boire un verre d’eau. Les enfants ont dîné, sont couchés, certains ont eu besoin d’être pris dans les bras jusqu’à ce qu’ils s’endorment. Sofia a été particulièrement émue par Nikita*, 2 ans, qu’elle a longuement bercée: «Elle ne voulait pas enlever ses chaussures, même dans son lit. Comme si elle voulait me dire qu’elle comptait bien rentrer chez elle.»

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Tout a été préparé avec grand soin et dans les moindres détails pour accueillir les petits dans leur nouveau foyer: brosses à dents, ourson sur chaque lit…

Niels Ackermann / Lundi13

C’est la partie la plus ardue de l’aventure. Que vont devenir ces enfants? Frédéric Vuissoz, de la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ), rappelle la complexité de la situation: «Ces enfants ne sont pas tous orphelins; certains le sont réellement, d’autres ont des parents qui ont perdu leur garde pour diverses raisons ou alors ils sont issus de familles en rupture.» Tous les parents ont donné leur accord pour un transfert en Suisse, mais chaque cas demandera une attention particulière. «Nous ne sommes pas du tout dans le cadre de mineurs qui cherchent une adoption», répètent tous nos interlocuteurs. Ceux qui sont en âge de l’être vont être scolarisés à la fin du mois. Le but pour tous est bien de retourner au pays. «Quand? Nul ne le sait et c’est bien ce qui rend cette situation horrible», nous confie Tatiana Rybchenko, la femme de l’ambassadeur d’Ukraine en Suisse, venue en début de soirée accueillir les enfants, accompagnée de sa fille. Anastasia, 12 ans et visiblement très émue, n’a de cesse d’aider à servir leur premier repas aux bambins. C’est l’incertitude lancinante créée par le brouillard de guerre. Aucun Ukrainien ne sait où il sera dans trois semaines, trois mois ou trois ans.

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Tatiana Rybchenko, la femme de l’ambassadeur d’Ukraine en Suisse, était là pour l’arrivée des enfants, qu’elle a accueillis avec émotion.

Niels Ackermann / Lundi13

Il est presque minuit et Sofia de Meyer termine son verre d’eau sur la terrasse. Cette mission l’a menée au-delà de ce qu’elle pensait. Il a fallu batailler, faire preuve de diplomatie, convaincre et trouver des alliés pour l’emporter. «Si on a pu le faire, c’est grâce à une multitude de personnes qui ont répondu présent, ont su être un relais sans avoir besoin de tout contrôler ou de tout comprendre, ont su prendre un risque et agir en conséquence, ont su faire confiance, ont su mettre leurs compétences en complémentarité et non en rivalité. Au nom d’enfants vulnérables. Finalement, pouvoir vivre une telle solidarité, c’est ce qui me touche le plus et m’anime de beaucoup d’espoir au vu des grands enjeux sociétaux actuels et à venir.» Et d’insister pour profiter de remercier à travers notre article les dizaines de bonnes âmes qui se sont activées dans l’ombre à l’occasion des différentes missions, infirmières, pédiatres, éducateurs sociaux, cuisiniers, interprètes, chauffeurs de car, comme les privés qui ont mis à disposition un logement rapidement le temps que les cantons trouvent une solution.

Dans les moments tragiques et forts, la vie demande parfois d’être créatif. Avec sa collègue Olha, notre interlocutrice se nomme le «bureau de liaison» de l’ambassade ukrainienne pour rendre compréhensible sa mission auprès de ses contacts. Pour la simple et bonne raison que personne ne comprenait au début pourquoi une entrepreneuse se lançait dans une telle galère… Aujourd’hui, elle contribue à la création d’une fondation pour poursuivre le soutien en Suisse, puis au retour en Ukraine. Elle a déjà un nom, Margherita. Une autre sainte? «Non. Quand on s’est demandé comment on l’appellerait, mon fils nous a entendus et il a dit spontanément: «Margherita.» En lien avec la pizza, plat aimé d’une grande majorité d’enfants sur terre.» Et voilà la Margherita…

Demain, au réveil, les enfants découvriront l’étendue de l’immense propriété et pourront s’imprégner de toute la quiétude de la campagne vaudoise, loin du fracas des armes. On jette un coup d’œil à Mirko avant de partir, endormi du sommeil du juste. Pour la première fois de ma vie, je formule une petite prière: «Vladimir, sur cette terre ou ailleurs, j’espère que tu paieras un jour pour ce que tu as fait.»

* Prénoms d’emprunt

Par Stéphane Benoit-Godet publié le 22 août 2022 - 09:01, modifié 24 août 2022 - 20:05