«Ma réhabilitation aura duré moins longtemps que celle de la Catillon, la dernière sorcière fribourgeoise brûlée en place publique», lance-t-elle avec un sourire de farfadet, tout en cueillant des orties dans le champ de sa ferme de Villars-sur-Glâne. Orties, sorcière, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a gardé le sens de l’humour, Marie Garnier, ancienne conseillère d’Etat fribourgeoise acculée à la démission en 2018, après une procédure pénale ouverte contre elle pour violation du secret de fonction. Evoquant la campagne de dénigrement dont elle a été l’objet, elle a des formules qui claquent: «cabale», «champ de mines permanent», «réalité déformée par une presse peu encline à enquêter correctement», «meute de hyènes». «Presque 200 articles ont été publiés sur cette affaire avant même que la procédure commence. Des attaques infondées et blessantes qui ont failli m’anéantir et ont causé beaucoup de souffrances à ma famille. A lire certains articles, on avait l’impression que j’avais vendu les plans d’un avion secret!»
Ce qu’on reprochait à la cheffe de la Direction des institutions, de l’agriculture et des forêts? Avoir transmis un rapport d’audit à des médias pour rétablir la réputation d’une fonctionnaire de la Préfecture de la Sarine entachée à la suite de fuites médiatiques. Un procureur extraordinaire venu de Neuchâtel, Pierre Aubert, avait été nommé pour conduire la procédure. Le 22 octobre dernier, il rendait une ordonnance de classement, blanchissant totalement l’ex-ministre écologiste. La divulgation du rapport aux médias, notait-il, «était conforme à la sauvegarde d’intérêts légitimes. Marie Garnier avait des motifs légitimes de rétablir les faits et, en tout cas, de nuancer les attaques dont sa subordonnée était l’objet.» Punkt schluss! «C’est la victoire de l’honnêteté et de la responsabilité, soutient cette femme au regard franc. Je suis fière d’avoir su rester fidèle à mes valeurs.»
Elle nous entraîne dans un salon aux bois clairs et à la décoration éclectique. «Je n’ai jamais eu d’intérêt personnel dans cette affaire», ajoute celle qui pourrait aujourd’hui parader sur la place publique, demander des comptes, savourer pleinement cette revanche. Oui, mais non. Une autre épreuve l’attendait moins d’un an après avoir quitté ses fonctions. Olivier, son compagnon, et le père de ses deux enfants, est emporté par une avalanche en février 2019 lors d’une randonnée à peau de phoque à la Mähre. La Fribourgeoise venait d’arriver en Nouvelle-Zélande pour un séjour linguistique dans la famille d’une ancienne étudiante venue chez eux via un programme d’échange. Il devait la rejoindre. Elle a gardé sur son iPad intime le dernier message qu’elle lui a envoyé, où il est question de soleil, d’avocats, de cette nouvelle vie qui semblait possible après l’ouragan politique. «Il ne l’a jamais reçu.»
L’été précédent, elle avait découvert dans sa paume de main «une ligne minuscule reliant deux parties de ma ligne de vie. (...) C’était le petit chemin, celui qu’il faudrait aborder avec légèreté et délicatesse, celui qui conduirait à une nouvelle vie», écrivait-elle avec finesse dans cet iPad qui sert autant à apprendre le piano ou l’anglais qu’à consigner ses états d’âme.
Un chemin qu’elle parcourra désormais seule, sans le compagnon, le meilleur ami. «Sa mort a interrompu brutalement une conversation de trente-deux ans! Au vu de ce drame, je n’ai pas de regrets d’avoir quitté mes fonctions en avril 2018. Personne ne connaît l’heure de son départ, mais j’ai pu lui consacrer la dernière année que la vie lui a donnée. Il le méritait!»
Tous deux partageaient la même passion pour cette nature qu’Olivier aimait férocement, lui, le spécialiste des dangers naturels à l’Office fédéral de l’environnement. «Il a fait sa thèse sur les changements climatiques. L’avalanche s’est produite à un endroit où justement les amas neigeux résultent de ces changements», explique celle qui a aussi traduit ce drame en termes plus poétiques: «Les sirènes de la neige enveloppent-elles sous leurs manteaux les alpinistes trop heureux?»
La cérémonie d’enterrement de son compagnon, conduite, dit-elle, «avec une grande sensibilité par Mgr Morerod», a eu lieu le jour où ce jeune grand-père aurait eu 53 ans. «En bordure de forêt, là où reposent ses cendres, nous avons installé un banc à sa mémoire. Nous y allons avec mes petits-enfants chanter "Let the Sun Shine In"», murmure-t-elle en s’asseyant dessus. «Depuis sa mort, je le vois dans ces milans qui passent au-dessus de la ferme, je lui parle, je lui dis aussi: «Un jour il faudra que tu partes en migration, que je puisse reconstruire ma vie.»
Marie Garnier est une résiliente, c’est une évidence. Une force de vie, voire une sérénité sur son visage, qui impressionne. «Il faut poser le jour où on s’en sortira», affirme-t-elle. Peu auparavant, elle avait ouvert devant nous l’album de photos numérique de son périple de deux mois avec Olivier autour de la Baltique à vélo, à l’été 2018. Le couple a des sourires d’adolescents en goguette. «Un bonheur que d’avoir pu vivre tout ça avec lui!»
Sa reconstruction passe par l’action. A cette femme, ingénieure de formation, qui synthétise tout très vite, les projets ne manquent pas. Pour l’instant du bénévolat, demain peut-être autre chose. Et il y a bien sûr ses quatre petits-enfants, dont deux qui vivent en Allemagne où sa fille est gynécologue. «Elle a aménagé avec son mari trois yourtes confortables où je vais souvent.»
Son fils, lui, vit avec sa femme et ses deux petites filles juste au-dessus de son appartement. Elle le partage désormais avec deux étudiants d’une vingtaine d’années, un Indien et un Allemand. Une colocation bain de jouvence chaleureuse avec des discussions animées autour de la grande table en bois de la cuisine. «J’ai la chance d’avoir une famille, une belle-famille et des amis formidables. Un beau réseau d’affection autour de moi.» Elle évoque encore au passage la conseillère d’Etat Jacqueline de Quattro, «qui m’a toujours encouragée». Le manque de solidarité témoigné par d’autres lui est resté un peu en travers de la gorge, mais elle est trop femme à aller de l’avant pour s’enliser dans l’amertume.
Face à la vague verte qui a investi le parlement, la première écolo du Conseil d’Etat fribourgeois ne peut que se réjouir. «Je vois grandir les fruits de mon engagement, repris par les jeunes et les femmes. Mon combat est relayé et a trouvé de nouveaux messagers.»
Qu’on se le dise, elle a entamé aussi avec bonheur une carrière de comédienne. Sans prétendre brûler les planches, mais pour se faire du bien à l’âme, en enfilant des costumes d’époque lors de reconstitutions historiques. Incarnant récemment Mme Pillichody, grande bourgeoise d’Yverdon, dont le costume est sagement rangé dans son armoire. «J’aime cette région du Nord vaudois, c’était plus facile évidemment pour moi de jouer une pièce historique en dehors du canton de Fribourg!»
Elle se souvient, dit-elle, d’un conseil du comédien et écrivain Edmond Vullioud, devenu son ami, qui l’a aidée pour traverser la tempête. Pas celle de Shakespeare, évidemment. «Quand je lui disais que je n’en pouvais plus d’être considérée comme une criminelle, il m’a regardée et a dit: «Revendique!» Alors j’ai revendiqué ma démission, et ça m’a aidée à transformer la honte qu’on voulait me faire porter!»
Revendiquer, oui, manquer de dignité, non. «Les faibles s’acharnent sur les faibles et suivent comme des moutons les ukases des partis. La magnanimité et le sens de l’intérêt public appartiennent aux forts. Je n’ai jamais eu besoin d’attaquer pour me protéger», a écrit encore celle qui a le sens de la formule et peut passer facilement de Rosa Luxembourg à Eric Cantona. De l’ancien footballeur philosophe elle a retenu cet adage: «Quand les mouettes suivent le chalutier, c’est qu’elles pensent qu’on va leur jeter des sardines.»
Rires. L’humour, toujours, qui est chez elle bien plus que la politesse du désespoir. «Une amie proche m’a dit que pour se remettre de situations traumatiques, il faut de l’humour, des défis intellectuels et un bon réseau d’amis. Je m’applique à lui donner raison.»