«Si la loi que nous avons soutenue passe, tu seras obligé de nous inviter à tes noces!» A Berne, avant la votation sur le mariage pour toutes et tous, la blague a circulé parmi les collègues genevois du député vert au Conseil national Nicolas Walder. Face aux taquins, tous bords politiques confondus, il a relevé le défi après un oui franc et massif (64%) le 26 septembre dernier. Ce samedi 2 juillet à Carouge, ville dont il a été maire, le politicien de 56 ans s’est marié avec le réalisateur colombien Jorge Cadena, 37 ans. Et le couple, qui se connaît depuis 2016, a réuni 350 personnes dans le théâtre de la cité sarde. Un chiffre impressionnant pour un événement qui ne l’est pas moins. Après le traditionnel échange de vœux, celui des alliances et un long baiser à l’état civil, en petit comité cette fois, les mariés unis par la conseillère administrative Stéphanie Lammar sont sortis sous une pluie de confettis, de pétales de rose, quelques ballons arc-en-ciel et une salve d’applaudissements.
Ils ont rejoint à pied famille, amis, politiciens et gens de culture, venus nombreux de Suisse et de l’étranger pour les célébrer. Les amoureux étaient smart en nœud papillon blanc et costume trois pièces sombre. En guise de pochette, ils avaient un bouquet d’épis multicolore piqué du côté du cœur. Leur joie irradiait, synonyme de victoire collective et personnelle. Après des décennies de lutte, la Suisse mettait enfin en application une loi permettant aux personnes de même sexe de s’unir. En témoignant dans «L’illustré» l’an dernier, Nicolas Walder et Jorge Cadena se sont impliqués dans la campagne. Désormais, tous les couples bénéficient des mêmes droits. Cette avancée donne un modèle aux jeunes en quête d’identité, au moment où, pétris de doute, ils découvrent leur sexualité et s’interrogent avec, pour seul miroir, les codes hétéronormés de la société.
«Pourquoi ne suis-je pas comme les autres?» Dans leur jeunesse, Nicolas Walder et Jorge Cadena n’ont pas échappé à cette interrogation et son cortège d’inquiétudes. En pleins préparatifs, quinze jours avant de célébrer leur amour, ils se confiaient, à leur domicile carougeois. «A l’adolescence, le plus difficile a été de m’accepter, commente le premier. Ce qui était valable à mon époque l’est encore pour la génération d’aujourd’hui. En grandissant, on a tous envie de correspondre aux modèles qu’on valorise. Mais, quand tous sont hétérosexuels et que l’homosexualité est décrite comme au pire une maladie, au mieux une déviance qu’il faut tolérer ou pour laquelle il faut avoir de la compassion, des mots terribles, on a envie de s’en débarrasser. A cet âge, on n’aspire qu’à être accepté, valorisé et fier de soi et on se demande: «Pourquoi ne puis-je pas avoir du plaisir avec une fille et vivre normalement?»
Des filles, Nicolas Walder en a connu avec succès. «Ça permettait de ne pas subir l’homophobie à l’école. J’ai un physique plutôt masculin. C’était un avantage. Je ne souffrais pas et je ne me faisais pas taper dessus. C’était aussi un désavantage, puisque personne ne se doutait de mon homosexualité. Vers 17-18 ans, j’ai pu commencer à embrasser un garçon en public, après trois ou quatre ans durant lesquels j’ai eu envie de changer de sexualité.» En Colombie, Jorge Cadena a vécu une situation similaire. «J’ai grandi à Barranquilla, dit-il. A 17 ans, en partance pour mes études à Bogota, beaucoup de changements s’opéraient dans ma vie et j’ai alors voulu me construire en tant qu’hétérosexuel, pensant que tout ce que j’avais expérimenté auparavant devait faire partie du passé. Avec le recul, je me dis que c’est horrible d’avoir raisonné ainsi. En tant que gay, faute de référents au cinéma, dans le sport ou dans les livres, notre génération a été privée du plaisir et de la joie des premières sensations amoureuses.»
En Suisse, alors que les choses évoluent, il subsiste encore des zones d’ombre, comme les thérapies de conversion, pratiquées notamment dans les Eglises évangéliques. «C’est un combat politique, souligne Nicolas Walder. Nous allons traiter ce sujet en commission afin de l’interdire. C’est du charlatanisme. On ne choisit pas d’être homo ou hétérosexuel; aucun traitement ne peut faire changer qui que ce soit dans un sens comme dans l’autre. Il n’y a pas si longtemps, la médecine traitait l’homosexualité par les électrochocs ou la lobotomie.» Il a fallu attendre 1990 pour qu’elle ne soit plus considérée comme une maladie mentale par l’OMS. En 2022, dans 69 pays, l’amour entre deux hommes ou deux femmes est toujours interdit et, dans 11 Etats, il est passible de la peine de mort.
A Genève, Le Refuge accueille, écoute, conseille et aide les jeunes LGBTIQ. Alexe Scapatticci, éducateurice spécialisée et coordonateurice, observe que la problématique du double rejet, celui par les autres et celui de soi, existe toujours. «Certaines études suisses montrent qu’un jeune sur quatre dit pouvoir se sentir concerné par la problématique LGBTIQ sans pouvoir l’exprimer. Une grosse partie de la population est donc invisibilisée et en souffre. Le mariage pour tous va les aider à valider leur amour et leur permettre de comprendre qu’ils y ont droit, comme tout le monde. C’est un apprentissage cognitif fondamental. Il permet de s’affirmer, non de s’assumer, comme si l’on avait commis une faute, nuance-t-elle. Contrairement au racisme, où un enfant victime peut s’en ouvrir à ses parents, les jeunes ne se confient pas aux parents par peur du rejet, ils et elles vivent une différence hors trajectoire familiale.» Nicolas Walder n’a osé en parler à sa mère qu’à l’âge de 20 ans. «Ma sœur et mon frère le savaient. Avec mes parents, on n’abordait pas la question. C’était la solution de facilité. Un peu comme le «Don’t ask, don’t tell», cette loi de 1999 à propos de l’homosexualité dans l’armée américaine en vigueur sous Clinton (abrogée par Obama, ndlr).»
Samedi, les politiques réunis au théâtre mesuraient le travail accompli tout en déplorant l’inertie du système. «Offrir un droit est magnifique, commente Lisa Mazzone, mais le voir utilisé, c’est extraordinaire. C’est une nouvelle ère pour la Suisse et c’est très émouvant. Aujourd’hui, le mariage pour toutes et tous est une évidence, ajoute la députée verte au Conseil des Etats. Mais il y a eu des résistances incroyables au sein du parlement. La première demande était une proposition émanant de mon parti.» L’écologiste avait 10 ans, en 1999, lorsque le Conseil national a refusé par 117 voix contre 46 l’initiative parlementaire de la Zurichoise Ruth Genner. Elle défendait le mariage pour tous, mais on lui a préféré la voie du partenariat.
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Voilà pourquoi une joie et une émotion singulières ont étreint les convives réunis dans la salle du Théâtre de Carouge au moment où les témoins des mariés ont ouvert les festivités. Jean Perret, ancien responsable du département cinéma de la HEAD, a brossé un portrait tendre de Jorge, qui fut son élève et qu’il considère comme un fils adoptif. Par la sensibilité de son regard et son talent, le jeune homme qu’il a connu est devenu un cinéaste primé à Rotterdam et à Berlin.
La productrice Gabriela Bussmann, épouse de Jean Perret, a fait part de l’amour étincelant que partageait le couple. Il y eut des rires, mais les gorges se sont nouées lorsque le baryton queer Rémi Ortega a interprété, perché sur des talons, «L’amour existe encore», titre de Céline Dion. Les paroles, écrites en 1991, ont fait écho à l’histoire sentimentale du politicien et du cinéaste, qu’a priori rien ne semblait devoir rapprocher. «On n’était pas du même bord / Mais au bout du compte on s’en fout […] Mon amour il n’en tient qu’à nous / De nous aimer plus fort […] Malgré les bombes qui tombent / Aux quatre coins du monde.» Peu après, huit percussionnistes féministes ont investi la scène. Les Red de Tamboreras de Suiza, groupe né le jour de la grève des femmes, le 14 juin 2019, ont fait battre les cœurs à l’unisson. Le djembé et les tambours ont eu un effet de catharsis. Dans la salle, les larmes se sont mises à couler.
Le tout nouveau Théâtre de Carouge aurait-il vécu son plus beau spectacle? «Je ne peux pas choisir entre mes bébés, sourit Jean Liermier, son directeur. Mais c’est un moment historique. C’est fort que le théâtre, qui est un lieu de partage et de communion, puisse être au diapason de ce qui se passe dans la vraie vie.»
Irène Kälin fut ensuite appelée sur scène. La première citoyenne du pays, 35 ans, une Verte elle aussi, a délivré un vibrant message. «Même si les Américains confondent la Suisse et la Suède, nous ne sommes pas en Suède, a-t-elle glissé en faisant allusion au lapsus de Joe Biden à propos de l’OTAN. Pendant longtemps, trop longtemps, les couples homosexuels n’ont pas eu le droit de s’unir par le lien du mariage. Quelle injustice…» Au passage, elle a salué le courage qu’avait eu le politicien genevois de rendre publique sa vie privée pour une cause politique. «Que votre mariage survive à toutes les tempêtes. Qu’il soit un rappel pour tous, nous n’oublierons jamais que l’amour est l’amour!»
Plus tard, dans la cour, elle aussi regrettait la lenteur de nos institutions. «En Suisse, tout ce qui touche à l’égalité est sensible. Le droit de vote pour les femmes n’est entré en vigueur qu’en février 1971.» Dix ans plus tard, le 14 juin 1981, le peuple acceptait enfin l’article constitutionnel sur le principe d’égalité des sexes. «La Suisse est très conservatrice, elle peine à accepter que notre société soit devenue diverse, multiculturelle, multireligieuse, constate la présidente du Conseil national. Or, c’est la tâche de la politique d’identifier les problèmes et de les résoudre. Elle ne devrait pas avoir un temps de retard sur la société.»
Non loin, le centriste Vincent Maitre, député genevois au Conseil national, ne cachait pas sa satisfaction: «Parfois, la politique sert à quelque chose et les combats se concrétisent. Ce n’est pas si fréquent, à Berne, lorsque l’on se bat pour des idées et pour modifier des lois. Je suis ravi de partager ce moment avec ceux qui sont devenus des amis, malgré nos divergences d’opinions dans l’hémicycle. En Suisse, la politique du consensus n’est pas un vain mot. On arrive malgré tout à parler et à s’entendre.» Même son de cloche pour la vice-présidente UDC Céline Amaudruz, venue avec Michael Andersen, son mari. «Je ressens de l’émotion pour un collègue qui célèbre son union de manière très traditionnelle. Nous nous sommes mariés il y a huit mois à peine. Je suis vraiment heureuse de pouvoir entourer le couple dans ce moment unique.» Au départ, il ne s’en cache pas, la notion bourgeoise de mariage rebutait Nicolas Walder, mais l’amour, encore lui, a été plus fort que tout. Impossible de savoir qui a fait sa demande à l’autre. «C’est venu naturellement, explique le politicien. Aucun des deux n’a posé un genou à terre.»
Avec Jorge, il n’échappe pas aux clichés des couples. Si la ponctualité n’est pas le fort du premier, le second a de la peine avec le repassage, a-t-on appris lors d’un facétieux quiz concocté par Fred Baillif. Le réalisateur de «La Mif», ami des époux, les a invités à monter sur les planches. «Qui des deux pleure devant les films tristes, ce qui fait mourir de rire l’autre?» Nicolas Walder, beau joueur, a avoué que ça dépendait de son état de fatigue. On apprit aussi que Jorge Cadena adorait le karaoké mais qu’il chantait très faux.
On le voit, la Suisse bouge. Mais peut-être pas aussi bien que les nouveaux mariés. Samedi, au son des percussions, juste avant de quitter la salle pour aller trinquer et se restaurer, ils se sont lancés dans un déhanché chaloupé de très bonne facture. «L’amour fait songer, vivre et croire, a écrit Victor Hugo. Il a pour réchauffer le cœur un rayon de plus que la gloire, et ce rayon, c’est le bonheur.» Samedi, le leur faisait vraiment plaisir à voir.