- A l’heure d’écrire ces lignes (le week-end dernier), la bourse américaine explosait tous ses records historiques. Bizarre, au moment où l’économie mondiale est en panne covid…
- Thomas Veillet: Effectivement. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette dichotomie interpelle. Les marchés ont chaussé des lunettes roses parce qu’ils perçoivent l’élection de Joe Biden et l’arrivée imminente de vaccins anti-covid comme des facteurs susceptibles de déclencher un rebond de l’économie mondiale. Ils pensent que le nouveau président américain et son gouvernement vont résoudre tous les problèmes des Etats-Unis et du monde et que le vaccin nous débarrassera de l’épidémie. Ce comportement est d’autant plus curieux que Moderna, l’un des fabricants de vaccins, a précisé il y a quelques jours que son sérum éviterait aux gens de mourir mais n’empêcherait pas le virus de se transmettre. Quant à Biden, souvenons-nous qu’il n’avait pas le moindre crédit en tant que vice-président de Barack Obama, il y a peu de temps encore.
- Comment dès lors expliquer cette euphorie boursière, ce krach à la hausse, comme disent les spécialistes?
- Les causes sont multifactorielles. A l’évidence, les gérants de fonds voient le verre à moitié plein et occultent complètement les mauvaises nouvelles. Pêle-mêle, des faillites en cascade, du chômage de masse, la poursuite des contaminations en direction, peut-être, d’une troisième vague, des chiffres économiques inquiétants et la menace d’une crise financière. Du coup, ils anticipent un retour à la normale dans les douze mois à venir sans s’occuper le moins du monde des fondamentaux de l’économie et des entreprises. Il y a encore quelques années, la nouvelle faisant état de la fermeture des écoles à New York aurait été dévastatrice pour les marchés. Aujourd’hui, elle ne provoque pas le moindre sursaut. Il n’y a plus aucune réflexion et on trouve une foule de bonnes excuses pour que tout se passe bien. Je dis souvent que si le marché était un être humain, on l’aurait déjà interdit depuis longtemps (rire).
- Beaucoup parlent de manipulation. Depuis le milieu du mois de mai, il y a par exemple eu tous les lundis, excepté un seul, une annonce de l’arrivée imminente d’un vaccin, ce qui a fait monter les marchés en flèche…
- C’est toujours délicat de prouver une manipulation. Je préfère parler de concertation. Trump a toujours su parler au marché. Et aujourd’hui, je pense que les politiques ont intérêt à motiver les foules. Si, en plus du covid et de ses conséquences, il devait y avoir un effondrement des marchés financiers, la situation deviendrait quasi incontrôlable, comme en 1929. Sans aller dans la théorie du complot, on peut imaginer qu’il y a une volonté commune d’apporter du gras et de bonnes nouvelles.
- Sans compter les milliers de milliards injectés par les banques centrales…
- Il est clair que les énormes stimulus injectés par les Etats inondent les marchés de liquidités. Il n’y a jamais eu autant de cash mais aussi de gens qui s’intéressent à la bourse. Swissquote, pour ne citer qu’une plateforme parmi d’autres, croule sous les ouvertures de compte. Idem aux Etats-Unis, où les «Robinhood traders», comme on les appelle, du nom de cette société qui passe les ordres de bourse en ligne gratuitement, se comptent par millions. Il y a donc un effet d’entraînement. Nous sommes tous au bord du burn-out, en train de raser les murs, et tout d’un coup on nous dit: «Yes! La bourse monte.» On n’a qu’une envie, c’est de sauter dans le train. De plus, excepté l’immobilier, il n’y a pas d’alternative aux actions. L’obligataire ne rapporte que dalle et l’épargne encore moins. Cela étant, cet engouement n’est pas vraiment bon signe.
- C’est-à-dire?
- Dans le métier, on dit que lorsque votre cordonnier ou votre boucher vous confie qu’il a investi dans les marchés financiers, c’est le signe que la hausse touche à sa fin. Personnellement, je tire la sonnette d’alarme quand je vois un article d’un journal gratuit qui nous incite à nous lancer. Et je crois que, justement, nous y sommes. Nous avons déjà vécu ce phénomène avant le krach des valeurs technologiques, en 2000. Je me souviens que deux semaines avant le grand plongeon, un grand quotidien romand avait consacré une page à expliquer à ses lecteurs comment boursicoter sur le Nasdaq américain, l’indice des valeurs technologiques. Idem en 2007-2008. A cette époque, on avait pris l’habitude de dire que ce qui vaut 1 franc vaudra 10 francs, ce qui vaut 10 francs vaudra 100 francs et ce qui vaut 100 francs vaudra 1000 francs. On connaît la suite. Mais c’est exactement ce qu’on entend aujourd’hui. Il n’y a aucune logique derrière tout ça. A mon avis, les marchés sont devenus cinglés et vont bientôt se prendre une belle claque. La seule question est: quand?
Le citoyen lambda peut malgré tout aussi tirer son épingle du jeu
- Ce n’est donc pas le moment de jouer aux pigeons?
- Oui et non. Nous sommes nombreux à assister à la hausse actuelle, à attendre comme des idiots une baisse qui ne vient pas avant d’investir. On se dit qu’une action comme Tesla, par exemple, qui a pris 30% en trois jours, va forcément corriger. Et puis non. Au contraire, ceux qui voyaient le titre atteindre 500 dollars il y a un mois le voient désormais culminer à 1000 dollars. Dès lors, les gens se disent: «J’ai déjà raté la première hausse, ne ratons pas la suivante.»
- Alors pourquoi «oui et non»?
- Parce que, au milieu de cette exubérance irrationnelle, le citoyen lambda peut malgré tout tirer son épingle du jeu.
- Le citoyen lambda qui voit déjà son épargne et sa retraite fondre comme neige au soleil n’a pas forcément les moyens d’investir en bourse…
- Nul besoin d’être riche pour le faire.
- On est impatient de découvrir votre recette…
- Par les temps qui courent, il s’agit d’être prudent et sélectif. Oubliez les coups de bourse sur des sociétés dont on ne sait même pas si elles existent réellement et pariez sur des entreprises actives dans des secteurs porteurs, comme les pharmas, la nourriture ou les assurances. Exemple: admettons que vous épargniez 300 francs par mois. Au lieu de les laisser sur votre compte salaire ou sur un compte privé, achetez mois après mois des actions Novartis, Roche, Nestlé ou Zurich, pour citer des groupes sains qui paient chaque année de bons dividendes. Ce n’est pas très sexy bien sûr, ces actions ne monteront pas de 400%, mais je vous garantis que dans dix ans, quoi qu’il arrive, votre capital aura fière allure.
- C’est la stratégie de nos caisses de pension?
- Oui. Comme une majorité de citoyens, elles ne peuvent pas se permettre de prendre de gros risques. En 2000, l’AVS avait joué les kamikazes en entrant sur le marché technologique américain un mois avant le krach (rire).
Le jour où on a un krach, je me réjouis de voir les résultats de la BNS
- Ne profitons-nous pas tous des performances boursières via les bénéfices de la Banque nationale?
- Pas vraiment. Quand la BNS annonce avoir réalisé un bénéfice de 20 milliards, dites-moi ce qui change pour vous à la fin du mois? En revanche, le jour où on a un krach, je me réjouis de voir les résultats de la BNS.
- On en est proche?
- Je ne suis pas devin. Dans la folie actuelle, on peut prendre encore 10 ou 15% avant la chute.
- Elle sera violente?
- Je dirais sévère. Aucun Etat et aucune banque centrale n’a intérêt à voir les marchés se désintégrer. Ce qui n’empêchera pas la casse. Aujourd’hui, nous sommes sur le Titanic. Il y a 4000 personnes à bord mais 1000 places dans les canots de sauvetage.
- Les ultra-riches, eux, n’ont pas de souci à se faire, en revanche…
- C’est vrai. La fortune de Jeff Bezos, le patron d’Amazon, a passé de 90 à 180 milliards de dollars cette année. Celle d’Elon Musk, le boss de Tesla, de 19 à 129 milliards. Et la liste est longue. Coluche, mon maître, disait: «On est tous égaux, mais y en a qui sont plus égaux que d’autres. On dit que les crises rendent les riches plus riches et les pauvres plus pauvres, je ne vois pas en quoi c’est une crise, ça a toujours été comme ça.»
- J’allais oublier. Que faire avec le bitcoin?
- Je ne lis pas dans le marc de café. Mais souvenez-vous, il y a trois ans, quand Nabilla a dit dans les journaux qu’il fallait en acheter, il s’est effondré quelques jours plus tard. Si malgré tout vous avez l’esprit téméraire et que vous souhaitez investir dans d’autres produits que nos bonnes actions suisses, alors je vous donnerai un dernier conseil: en parallèle, achetez de l’or ou de l’argent physique pour assurer vos arrières. Tout va si vite. En 1987, il a fallu dix-huit mois pour refaire surface après le krach. Cette année, au mois de mars, dix-huit jours ont suffi…