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Témoignage

Manuela Maleeva: «Comme si une araignée avait tissé sa toile en moi»

Vivant en Suisse depuis quarante ans, l’ex-troisième joueuse de tennis mondiale Manuela Maleeva raconte pour la première fois les abus psychologiques qu’elle a subis de la part d’un journaliste romand, son compagnon d’alors, à une période de sa vie où elle était fragile.

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L'ex joueuse de tennis Manuela Maleeva raconte les abus psychologiques qu’elle a subis de la part de son compagnon d’alors

Vingt ans après, l’ex-championne de tennis Manuela Maleeva (57 ans, ici dans la région de Vevey) témoigne de la violence psychologique subie dans une relation. «Aujourd’hui, je me suis pardonné. Mais comment ai-je pu permettre à quelqu’un de se comporter ainsi avec moi?»

 
Gabriel Monnet

En cette douce matinée de mars, sur les rives d’un Léman qui moutonne comme s’il se fichait pas mal des problèmes des hommes, il arrive parfois à Manuela Maleeva de s’arrêter au milieu d’une phrase et de lâcher: «Mais comment ai-je pu permettre à quelqu’un de se comporter ainsi avec moi?» 

Mais celle qui fut une célèbre troisième joueuse mondiale de tennis en 1985, au temps de Chris Evert, Steffi Graf ou Martina Navratilova, a décidé de se raconter, près de vingt ans après les faits. «Aujourd’hui je me suis pardonné. Cela faisait longtemps que j’étais prête à témoigner sur l’abus psychologique que j’ai subi. Je me disais qu’un jour, avec mon expérience de vie, je pourrais aider des femmes ou des hommes, car les hommes sont aussi concernés. Avec l’optique de montrer qu’une telle situation peut arriver à tout le monde et même aux privilégiés, à ceux dont on pense qu’ils ont tout.»

L’occasion s’est présentée il y a quelques mois, sous la forme d’une journaliste de télévision bulgare réputée, Natalia Simeonova, qui a d’abord témoigné elle-même d’événements personnels difficiles, avant de décider de lancer un projet sur ce thème. Manuela a compris que le moment était venu. Elle l’a contactée. «Comme je suis encore très connue en Bulgarie, je savais l’impact que mes mots auraient, dans un pays où une femme sur trois subit des violences domestiques.»

De fait, l’interview a été vue des dizaines de milliers de fois et Manuela a reçu une foule de retours. Des mots, des lettres, des remerciements, rien de négatif. Même les médias à sensations, très puissants dans un pays où elle est elle-même active politiquement, ne l’ont pas attaquée.

Alors elle veut le dire en Suisse aussi. Double nationale depuis 1987, elle vit depuis quarante ans dans la région de Vevey après avoir épousé son entraîneur, François Fragnière, avec qui elle a eu trois enfants et dont elle a divorcé, tout en restant en bons termes. C’est justement pendant cette séparation douloureuse, au début des années 2000, avec des enfants en bas âge dont un nouveau-né sur les bras, qu’elle reçoit une demande d’interview d’un journaliste romand. «J’ai beaucoup hésité, je n’étais pas bien. En même temps, je savais que j’allais survivre, trouver la lumière quelque part.»

Compagnon jaloux, jamais content


Elle accepte et l’entretien se passe normalement jusqu’à ce que, à la fin, l’intervieweur évoque sa famille. «Là, je me suis écroulée.» Le journaliste comprend le malaise, coupe ce passage et sort avec elle pour respirer. Peu après, il reprend de ses nouvelles. «Cela m’a touchée, un peu d’attention m’a fait du bien alors que tout s’effondrait autour de moi.» Leur histoire commence ainsi. Très vite, celui que nous appellerons Christophe scelle une relation fusionnelle. «J’étais l’amour de sa vie, tout ce dont il avait rêvé. Il était en admiration devant moi, connaissait beaucoup de choses sur ma carrière. C’était un homme cultivé, intelligent.»

 
L'ex joueuse de tennis Manuela Maleeva raconte les abus psychologiques qu’elle a subis de la part de son compagnon d’alors

En gagnant 23 tournois WTA, dont 19 en simple, elle demeure la joueuse la plus titrée de l’histoire du tennis à n’avoir jamais remporté de tournoi du Grand Chelem.

 
Gabriel Monnet

Il y a une femme dans sa vie. Après deux ans de promesses toujours reportées, il finit par la quitter. Mais Manuela commence à avoir des doutes. «Encore aujourd’hui, je me rappelle exactement de l’endroit, dans une voiture, et du moment où cette pensée m’a traversée pour la première fois: alors ce sera toujours ainsi?» C’est que, dès l’instant où ils vivent ensemble, elle décèle des comportements rigides chez son nouveau compagnon. «Il me faisait des reproches pour tout. Il fallait tout faire selon ce qu’il voulait, comment se tenir à table, comment faire des crêpes, comment aborder les petites choses du quotidien. Si j’achetais des billets pour le théâtre, ce n’étaient jamais les bonnes places. Il avait une vision de comment je devais être, de ce que je devais faire. Je n’avais pas le droit de penser autrement que lui. Il s’est installé une lourdeur à la maison. De mon côté, je m’interrogeais: bon sang, j’ai été troisième mondiale, j’ai mon caractère, j’ai surmonté tant de difficultés et je me retrouve avec une personne jamais contente, jalouse, qui porte un regard sans cesse désapprobateur sur moi. Je me suis remise en question sous tous les angles.»

Retraitée à 27 ans, sans regret


Comme Christophe perd son travail dans une radio, elle commet l’erreur de lui louer un studio à Lausanne, pour l’aider et passer du temps ensemble. Elle est ainsi, Manuela Maleeva: «J’ai un caractère qui aime voir l’autre se sentir bien. J’aime faire plaisir et il m’arrive de m’oublier moi-même. Je me bats avec cela. De plus, je suis quelqu’un de très résistant. Je préfère porter les problèmes qu’entrer en conflit.»

Ressort alors toute une dimension de son passé de sportive, comme si son histoire se répétait. Aînée de deux sœurs qui ont aussi fait carrière dans le tennis mondial, Manuela Maleeva a été élevée pour devenir une championne. Elle n’a eu de vrai plaisir à jouer que les six derniers mois, à 27 ans, parce qu’elle savait qu’elle allait s’arrêter. Elle a déposé sa raquette alors qu’elle figurait encore parmi les meilleures mondiales, une rareté. Tout le monde pensait qu’elle reviendrait un jour aux affaires; mais non, elle se réjouissait trop de la vie d’après, elle n’a jamais rejoué un match en compétition. «Quand j’étais petite, ma mère était d’abord un entraîneur, dans le contexte du communisme. Ce n’est que vers mes 20 ans qu’elle est devenue ma maman. J’ai maintenant une très bonne relation avec elle. Elle a fait un grand bout de chemin.»

 
La joueuse de tennis Manuela Maleeva avec ses sœurs cadettes Katerina et Magdalena à Melbourne en 1992

Comme ses sœurs cadettes Katerina et Magdalena (ici à Melbourne en 1992), Manuela Maleeva (à droite) représente d’abord la Bulgarie. Après son mariage avec le Vaudois François Fragnière en 1987, elle joue pour la Suisse de 1990 à sa retraite, en 1994. Elle est même élue sportive suisse de l’année en 1993.

Claus Bergmann/Imago Sportfotodienst

Or, elle en prend conscience, son compagnon porte sur elle le même regard implacable que sa mère eut sur un court de tennis. Ses enfants en souffrent. Sa fille de 10 ans commence à avoir des crises de panique, à mal dormir, à avoir peur de la mort. Manuela Maleeva passe ses nuits à côté d’elle, ce que son compagnon déteste. Peu à peu, il la coupe de ses amis et elle renonce aux invitations: «Il trouvait toujours quelque chose à critiquer.» Il l’espionne, pénètre dans son ordinateur, lui fait envoyer des lettres qu’il fait traduire en bulgare, en pensant que sa langue maternelle l’adoucira. A un psychiatre, elle décrit ainsi son état d’esprit d’alors: «C’était comme si une araignée avait tissé sa toile à l’intérieur de moi. Elle me tétanisait, m’empêchait de bouger. J’ai dû me mettre petit à petit à la déchirer.»

Il lui faut trois ans pour s’éloigner, une période où elle se sent de plus en plus malheureuse. Pourquoi si longtemps? «Peut-être parce que je pressentais ce qui allait arriver. Il me menaçait de ne pas pouvoir vivre sans moi.» Elle a raison de se méfier. Peu après lui avoir annoncé qu’elle se sépare de lui, elle reçoit chaque jour de lui des e-mails de dix pages, puis ce dernier SMS: «Là où je suis, je suis bien. Et nous deux, on était bien. Occupe-toi de mon fils.»

Elle se trouve alors dans un restaurant en Bulgarie, elle panique et appelle la famille de Christophe. Il a disparu, on le cherche pendant une nuit avant que son frère repère sa voiture devant un hôtel de la Riviera vaudoise. Il est dans une chambre, inconscient; il a avalé des médicaments, mais est hors de danger. «En réalité, il voulait me punir comme cela. Il avait prévu son enterrement, comment il serait habillé, quelle musique serait jouée. Cela fait froid dans le dos. Je ne l’ai plus jamais revu. Aller à l’hôpital, cela aurait été encore lui montrer ma gentillesse. Je voulais reprendre ma vie en mains, il fallait que je stoppe tout.» Nous sommes en décembre 2006. A Noël, elle et ses enfants reçoivent de magnifiques cadeaux de lui, dont un collier de diamant pour elle, alors qu’il aurait dû être mort. «Cela signifiait qu’il était gentil et bienveillant, qu’il pensait à nous même de là-haut, comme dans un film. C’était machiavélique.»

«Combien de femmes vivent cela?»


Voilà, elle pense aujourd’hui qu’avoir coupé avec tout cela constitue une des plus grandes victoires de sa vie. Elle a surmonté la honte, le sentiment de s’être sentie aussi stupide. «On apprend, la vie nous sert plein d’incidents inattendus dont on n’imaginerait jamais qu’ils puissent nous arriver. Combien de femmes vivent cela au quotidien?»

Elle a suivi dans les journaux les témoignages édifiants de Judith Godrèche et d’autres victimes médiatisées. «Cela me touche beaucoup. Je vois que, quand on n’est pas sûr de soi-même ou dans une période fragile, on peut tomber dans un filet. Il est très important de parler.» Elle vient de le faire: même le Léman voisin semble brasser un peu moins, avoir écouté.

Par Marc David publié le 12 avril 2024 - 10:56